Payer le juste prix aux producteurs pour leur permettre de vivre dignement de leur travail et favoriser une alimentation saine, sûre et durable pour tous. Deux objectifs poursuivis par la loi Agriculture et Alimentation promulguée le 1er novembre 2018, dont les effets se font attendre. Avec une chaîne de commercialisation composée d’acteurs aux intérêts divergents (producteurs, industriels, distributeurs), l’équation est loin d’être simple. Alors que les grandes enseignes jouent habituellement le rôle d’arbitre, comment inverser la tendance ?
Au compte-gouttes
La loi Agriculture et Alimentation ambitionne de redonner du pouvoir à l’amont de la chaîne. C’est désormais aux agriculteurs de fixer le prix de leurs produits… en théorie. Ils doivent, en effet, prendre en compte des indicateurs de référence de coûts de production, déterminés par les interprofessions, sans que les pouvoirs publics puissent intervenir en cas de désaccord. « Nous faisons le pari du consensus », avait scandé Stéphane Travert, alors ministre de l’Agriculture. Un pari osé qui n’a pas convaincu les syndicats agricoles. « L’État renvoie aux acteurs économiques la responsabilité et refuse d’assumer son rôle de régulateur », avait contesté la FNSEA et JA. La Confédération paysanne avait, de son côté, regretté que « la discussion interprofessionnelle soit tronquée par le déséquilibre des forces en présence ».
Fixer ces indicateurs est donc un jeu d’équilibriste auquel certaines filières ont eu du mal à se prêter. L’interprofession bovine, Interbev, a dû faire appel au médiateur des relations commerciales agricoles pour les définir. De son côté, Inaporc a seulement diffusé les premiers tableaux de bord des indicateurs de la filière, le 7 février. Les acteurs de l’interprofession laitière, quant à eux, ne se sont toujours pas mis d’accord, alors que les premiers chiffres étaient annoncés pour 2018. « Sur le papier, les indicateurs de prix ne sont pas une mauvaise chose. Cela donne une boussole et, par principe, on en a toujours besoin. Mais cela ne garantit en rien l’efficacité du mécanisme car il n’y a pas d’obligation », commente Olivier Dauvers, spécialiste de la grande distribution. C’est d’ailleurs ce qui explique la colère de Paul Auffray, président de la Fédération nationale porcine. Il déplore que les indicateurs n’aient pas eu davantage de poids dans les négociations commerciales (voir encadré p. 14). Ces dernières se sont achevées le 1er mars. Le constat est amer.
Guerre des prix
« Les agriculteurs et les entreprises de l’alimentaire constatent que la guerre des prix se poursuit entre les enseignes de la grande distribution », martèlent unanimement les syndicats majoritaires, Coop de France et l’Ania (Association nationale des industries alimentaires). Sa directrice juridique, Valérie Weil Lancry, qui reconnaît une amélioration de certains comportements, explique tout de même que « de nombreuses pratiques illégales ont été remontées du terrain. Certains industriels ont dû signer en déflation alors qu’ils s’étaient engagés auprès des agriculteurs à valoriser des produits ayant monté en gamme ». Demandes financières sans aucune contrepartie, déréférencements, application abusive de pénalités logistiques… ont alimenté le rapport de force en ce début 2019. Des pratiques intolérables pour les industriels. L’Ania attend les résultats de l’Observatoire des négociations commerciales qui seront communiqués en avril.
Du côté des distributeurs, Jacques Davy, de la FCD (1), estime que « les négociations n’ont pas été pires qu’en 2018 ». Pour le porte-parole de la Fédération du commerce coopératif et associé, Guillaume Rota, « nous avons conscience de notre responsabilité. La loi alimentation fait peser sur la distribution un grand pouvoir, celui d’une meilleure répartition de la valeur ajoutée ». Un objectif qui sera dans le viseur des contrôles effectués par la DGCCRF (2). Mi-février, 6 000 étaient planifiés, selon le ministère de l’Agriculture.
Distributeurs, industriels et producteurs reconnaissent qu’il faudra du temps pour changer les habitudes. Mais des avancées ont déjà été obtenues. La filière laitière semble tirer son épingle du jeu. Le nombre d’acteurs qui la compose est important et les premiers qui ont été d’accord pour signer des contrats ont convaincu les autres. Une plus forte concentration des acteurs dans la filière viande et les débouchés du secteur céréalier vers des produits très transformés rendent l’exercice plus ardu. Le secteur laitier a déjà attaqué le prochain chantier : la mise en conformité des contrats pour le 1er avril 2019. France OP Lait appelle les producteurs à adhérer massivement à une organisation de producteurs pour renforcer leur pouvoir dans les négociations.
Ruissellement
Les États généraux de l’Alimentation prévoyaient aussi des outils permettant le transfert de la valeur ajoutée aux agriculteurs. Plusieurs ordonnances ont été promulguées début 2019, accordant la mise en place de ce principe du ruissellement.
La première concerne l’encadrement des promotions en valeur. Elles ne doivent pas dépasser 34 % du prix de vente au consommateur final. Fini les promotions du type « un produit acheté, un offert ». Depuis le 1er mars, les rabais sont aussi encadrés en volume et limités à 25 % de la quantité prévue dans le contrat. Il reste néanmoins aux distributeurs des marges de manœuvre pour attirer le client : cagnottage, promotions sur le non-alimentaire…
Une deuxième ordonnance concerne la fixation du seuil de revente à perte (SRP). Selon le ministère de l’Agriculture, 7 % des produits alimentaires sont des produits d’appels, vendus avec une marge très faible, voire nulle. Depuis le 1er février, les distributeurs ont l’obligation de réaliser une marge d’au moins 10 % sur ces produits. L’agriculteur doit bénéficier de l’augmentation du prix payé par le consommateur.
D’autres ordonnances sont attendues, et particulièrement celle sur les prix abusivement bas, dont la publication est prévue début avril. Elle rappelle que le prix est un composant important à la fois pour les distributeurs et les producteurs. Si on ne peut que reconnaître le bout de chemin déjà parcouru pour rééquilibrer les relations commerciales entre les différents maillons de la chaîne et permettre aux agriculteurs d’avoir plus de marge de manœuvre, la question de la compétitivité de la ferme France demeure. On peut craindre que si les prix proposés aux grandes enseignes ne leur conviennent pas, elles soient tentées de s’approvisionner à l’étranger.
Bertille Quantinet et Marie Salset
(1) Fédération du commerce et de la distribution.
(2) Direction générale de la concurrence,de la consommation et de la répression des fraudes.