Grande tante Lucy est tombée d’un arbre d’au moins 12 mètres de haut. Tendant en vain les bras pour amortir le choc, elle s’est fracassée à 60 km à l’heure. Grande tante Lucy, selon nos critères, n’était pas très belle. Elle était récemment bipède et devait boitiller, mais n’ayant plus que deux mains, elle s’accrochait mal aux branches. Sa mort remonte à trois millions et demi d’années. Notre curiosité à explorer le temps n’a d’égal que notre soif à connaître les espaces lointains. En posant un robot sur la comète 67P/Tchourioumov-Guérassimenko, située à des centaines de millions de km, on lui a découvert des éboulis, comme on en trouve en forêt de Fontainebleau. La science et notre imagination sont vivement confortées par ces incursions dans l’espace et dans le temps. Malheureusement, cela n’apporte pas grand-chose à notre besoin de dialoguer. Aussi, il m’est arrivé d’imaginer que lorsque le premier homme arrivera sur Mars, épuisé après six mois passés dans une cellule, quelque facétieux aura précédemment expédié par drone une affiche sur laquelle il pourra lire : « Circulez, y a rien à voir. » On me dira que je ne comprends rien au progrès et que je fais preuve d’ingratitude car, sans lui, je serais mort depuis longtemps. C’est vrai, mais comme toute œuvre humaine, la science est soumise à des choix. Or, j’apprends que, tandis qu’on visite les comètes, agriculteurs et infirmières se suicident bien plus que la moyenne. Ceux qui soignent ou nourrissent le monde s’effondrent à force d’épuisement ou d’insuffisance de revenus. En dépit de mon enthousiasme pour toute découverte, je ne peux m’empêcher de penser à Molière qui dans les Femmes savantes conseille de « ne point aller chercher ce qu’on fait dans la lune et se mêler un peu de ce qu’on fait chez nous ».