«Avec des rendements très mauvais en colza, de 8 q/ha, je ne pouvais plus continuer un système blé-orge-colza-tournesol », lance d’emblée Joël Chasseigne. Après plusieurs années de récoltes catastrophiques, dans des types de terre argilo-calcaires profonds, le céréalier de cinquante-six ans a décidé d’introduire de la luzerne. Il commence en 2010 avec 5 hectares, qu’il vend à un marchand de paille, puis à un éleveur. Mais la qualité et le prix ne sont pas toujours au rendez-vous. Alors quand Mélanie, sa fille, qui se passionne pour l’élevage de moutons, décide de suivre une formation agricole, Joël entrevoit une solution. « L’élevage offre un débouché sécurisé dans un système céréalier et permet de diversifier l’assolement. Mes parents avaient des vaches laitières, c’est contraignant. Les moutons, beaucoup moins. »

Le plein de légumineuses

Mélanie s’installe en 2014 sur 19 ha de prairie, en créant sa propre structure pour bénéficier des aides. Elle fait construire une bergerie et achète 80 brebis romanes. Quatre ans plus tard, le troupeau se compose de 400 brebis, élevées intégralement en bergerie.

L’objectif est de mettre en relation la production de cultures et les besoins alimentaires du troupeau. Joël introduit de l’avoine, des pois, du maïs, des féveroles. Il passe ainsi de quatre à neuf cultures et triple la surface de luzerne. L’alternance de cultures d’hiver et de printemps est un atout pour contenir le ray-grass et le vulpin. La féverole structure le sol et les implantations sont « nettement meilleures », aux dires de Joël. Enfin, la diversification limite les risques sanitaires. Mais l’augmentation de légumineuses pose un problème. « L’assolement est un casse-tête chinois, explique Joël. Pour l’instant, nous arrivons à tourner sur trois ans, mais la répétition des protéagineux pourrait entraîner des maladies à terme. Nous allons essayer de travailler avec des voisins. »

Joël et Mélanie comptent sur la luzerne pour la ration des ovins, mais aussi pour son fort pouvoir « nettoyant ». Ils procèdent à une première coupe précoce, pour supprimer les graines d’adventices, quitte à ce que la qualité alimentaire ne soit pas toujours au rendez-vous. Après quatre ans de luzerne, la parcelle est propre. Joël se passe d’un fongicide, voire parfois d’un antigraminées, sur le blé suivant.

Bientôt dans les couverts

Le céréalier diminue les doses d’azote, d’environ 25 unités par hectare la première année et de 10 à 15 u/ha pour la deuxième année. En plus de l’achat-vente de la luzerne, au prix de production, le père et la fille pratiquent un échange paille-fumier. Une entreprise épand du fumier, entre 12 et 18 t/ha, tous les trois ans. « Pour le maïs et le tournesol, nous n’utilisons que cet amendement. C’est un apprentissage, nous devons encore affiner les quantités, explique Mélanie. Mais nous voyons déjà la différence avec l’engrais minéral acheté. Le sol reprend vie peu à peu. C’est le bonus de l’élevage ! »

Joël et Mélanie souhaitent également introduire les brebis dans les couverts, afin d’économiser un passage de broyeur et du fourrage. Et, surtout, de lutter contre l’ambroisie, cette plante invasive qui touche la totalité de l’exploitation. « En tournesol, si on ne traite pas, on ne récolte rien. En théorie, les moutons devraient manger l’ambroisie, ce qui éviterait un traitement phyto », souligne Joël.

Si le pâturage des couverts se développe chez les céréaliers, cette pratique demande quelques adaptations. Il aura fallu cinq ans aux Chasseigne pour la mettre en œuvre. « Il faut programmer les mises bas pour janvier, afin que les mères puissent pâturer en septembre, détaille Mélanie. Nous devrions être opérationnels cette année. Mais, avec la sécheresse, les couverts ne lèvent pas. » La jeune femme de vingt-six ans a semé un mélange avoine (60 kg/ha), petits pois (20 kg/ha) et va clôturer, en électrique mobile, une partie de l’exploitation. L’introduction de l’élevage dans ce système céréalier a nécessité 8 700 euros d’investissements en matériel de fenaison Avec l’augmentation du troupeau, il faudrait investir à nouveau quelque 15 000 à 20 000  €.

L’organisation du travail a complètement changé. Avant, Joël effectuait de la prestation de service chez des voisins. Il a arrêté depuis l’installation de Mélanie. « Il n’y a plus de période tranquille. Le travail est étalé tout au long de l’année », dit-il. Le céréalier ne regrette pas son choix : « L’entreprise est beaucoup plus résiliente aux aléas climatiques, comme en 2016. Les moutons rapportent un Smic, environ 15 000 € par an, alors que, dans le contexte de prix tendus, les céréales ne dépassent pas les 10 000 €. »