Le 24 février 2022, le monde assistait impuissant au début de l’offensive redoutée depuis plusieurs semaines de la Russie contre l’Ukraine. « Il était trois heures et demie quand nos salariés qui épandaient de l’engrais dans nos champs m’ont appelé pour me dire qu’ils voyaient des choses passer au-dessus de la ferme. Le matin, nous avons compté une vingtaine de missiles dans le ciel », raconte Clément Coussens. Ce Français est le directeur général d’AgroKMR, une exploitation de 21 000 hectares en Ukraine détenue par quatre agriculteurs originaires de la Haute-Marne. Elle est située près de Pavlohrad dans l’oblast de Dnipropetrovsk à 125 kilomètres du front.
Une zone qualifiée de front arrière où le personnel de l’exploitation croise aujourd’hui quotidiennement des militaires ukrainiens. « J’ai réveillé ma famille et je suis arrivé à la ferme à sept heures. Tout le monde m’a dit que nous devions continuer à travailler. Il n’y avait rien d’autre à faire. » Pas question d’évacuer le matériel ou d’abandonner la ferme.
Souder des hérissons pour les tanks
« Les premières mesures ont été prises pour la sécurité des salariés. Nous leur avons distribué du carburant et dès le midi nous leur avons versé une prime exceptionnelle correspondant à 2 000 € », ajoute Clément Coussens. Seuls deux des 130 salariés que compte l’exploitation se sont engagés volontairement dès le premier jour dans l’armée ukrainienne. Un personnel que l’armée ne peut pas en principe mobiliser de force étant considéré comme des effectifs du secteur agricole considéré comme essentiel.
Deux semaines après le début du conflit, AgroKMR a pris en charge l’évacuation des familles de leurs salariés qui le souhaitaient en France à Colombey-les-Deux-Eglises. Ils sont tous revenus aujourd’hui. L’exploitation a donné du diesel à l’armée ukrainienne et quatre pick-ups. Une pelleteuse a été mise à disposition une pelleteuse pour que l’armée puisse creuser des tranchées pendant qu’une partie du personnel apprenait à coudre des gilets pare-balles et à souder des hérissons pour les tanks. Redoutant d’éventuels pillages, AgroKMR a doublé le nombre des gardiens des quatre sites que compte l’exploitation. Mais aucun vol n’a été enregistré. « Tout a été très discipliné », observe-t-il.
« Un mois d’effroi »
« Le premier mois a été un mois d’effroi où nous n’avons pas beaucoup dormi et où on ne pouvait pas de toute façon faire grand-chose dans les champs avec le froid. Ce mois passé, nous nous sommes remis à un rythme de travail presque normal, décrit Clément Coussens. On ne se prépare jamais à la guerre. C’était compliqué mais je pense que nous nous habituons à tout, » admet-il de sang-froid.
Toute l’année 2022, un couvre-feu de 23 heures à 5 heures a empêché les salariés de l’exploitation de sortir dans les parcelles. Si le secteur agricole en est exonéré désormais, la mesure n’a pas été sans conséquence sur les cultures. Sans possibilité de travailler la nuit, les passages de produits phytosanitaires ont été moins nombreux. « C’est ce qui explique notamment que nous avons eu la moitié de notre colza ravagé par des noctuelles terricoles, ce qui est improbable normalement en Ukraine », relate le directeur général.
Si du blé est aussi produit sur l’exploitation, l’assolement est désormais dominé majoritairement par le tournesol. Un choix justifié par « des raisons techniques à cause d’un manque de temps pour tout semer suite à un automne pluvieux et par des raisons économiques puisque le tournesol reste l’une des cultures la plus rentable en Ukraine ».
Des pertes évaluées à 34 milliards de dollars
Les pertes en colza enregistrées comptent parmi les 34,25 milliards de dollars de pertes supportées indirectement par tout le secteur agricole ukrainien et causées par la guerre. Un chiffre dévoilé le 10 novembre 2022 par le Centre de recherche sur l’alimentation et l’utilisation des terres de l’École d’économie de Kiev et le ministère de la politique agraire et alimentaire de l’Ukraine. Il correspond aux pertes dues à une baisse de la production végétale et animale, aux perturbations de la logistique, à la baisse des prix des biens destinées à l’exportation et à l’augmentation des coûts de production.
Si AgroKMR n’a pas été confronté à un manque de disponibilité des intrants, l’exploitation a dû faire face à la hausse de leurs prix. Une situation revenue aujourd’hui à peu près à la normale malgré le prix élevé des engrais, qui reste aujourd’hui comparable à ceux pratiqués en France.
« Il faut désormais tout prépayer »
« Ce qui coûte le plus cher aujourd’hui, c’est la logistique et les frais financiers. Les taux bancaires en Ukraine sont passés de 13 à 23 % en un an. La gestion de la trésorerie est compliquée », constate Clément Coussens. Le gouvernement ukrainien a bien mis en place des mesures de soutien en remboursant 10 % des frais financiers mais les étrangers présents en Ukraine ne peuvent pas en bénéficier. « Une ironie quand on sait que cette aide est financée par des fonds européens. Mais nous arrivons à faire face sans et tant mieux si cela peut aider des producteurs ukrainiens qui en ont davantage besoin », relativise-t-il.
L’exploitation a dû changer sa façon de piloter sa trésorerie. « Même si certaines banques ukrainiennes le font, les banques sont en général peu friandes de financer ou d’octroyer des prêts à courts termes, constate Clément Coussens. Avant la guerre, nous commandions les intrants et nous les payions après la saison. Il faut désormais tout prépayer ».
Le casse-tête de la logistique
Avec la guerre, l’exploitation a dû aussi repenser toute sa logistique. Avec un silo connecté au réseau ferroviaire menant au port d’Odessa en mer Noire et des récoltes destinées principalement à l’exportation, les blocages des ports au début de la guerre ont poussé AgroKMR à trouver d’autres solutions alors qu’il restait 3 000 tonnes de tournesol à livrer.
Elles auraient pu partir directement par le rail vers les pays européens voisins mais cette solution a été mise de côté pour 85 millimètres. « Le problème, c’est que l’écartement des voies en Ukraine est 1 520 millimètres alors qu’il est de 1 435 millimètres en Europe. Il y avait la possibilité de recharger la production sur des wagons européens mais tout le réseau était saturé », explique Clément Coussens.
Les 3 000 tonnes ont alors rempli des big-bags qui ont été chargés dans des camions commandés par AgroKMR, direction la Roumanie. Un coût logistique estimé à 200 € la tonne, soit 30 % de la valeur du produit. Pour diminuer ce coût, l’exploitation a acheté quinze camions qui se sont ajoutés aux cinq qu’elle détenait déjà. Des camions utilisés désormais uniquement en Ukraine depuis la mise en place en juillet 2022 du corridor céréalier en mer Noire, qui a réouvert la possibilité d’exporter par la mer.
Suspendu à l’accord sur le corridor céréalier
Cet accord entre l’Organisation des Nations unies (ONU), l’Ukraine, la Russie et la Turquie, qui a été renouvelé pour 120 jours à la mi-novembre, fait actuellement l’objet de rudes discussions pour être renouvelé le 18 mars prochain. Le chef des affaires humanitaires de l’ONU, Martin Griffiths estimait, le 15 février 2023 lors d’une conférence de presse à Genève (Suisse), que l’accord était dans une situation « difficile ».
Restant optimiste concernant le renouvellement de cet accord, Clément Coussens sait aussi qu’il pourra compter sur des voies de secours. « Nous pourrons utiliser des trains pour vider des wagons à l’ouest de l’Ukraine et compter sur nos camions pour faire des allers-retours courts et rapides en Roumanie où l’attente est seulement de 4 à 5 jours aux frontières. Au début de la guerre, il fallait attendre 12 jours pour notre tournesol ».
Un avenir « victorieux »
S’il imagine l’avenir « victorieux », Clément Coussens est conscient de la chance de ne pas être au plus proche de front. Dans un autre rapport du 10 novembre 2022, l’École d’économie de Kiev et le ministère ukrainien de la Politique agraire estimaient à 6,6 milliards de dollars les dégâts causés directement par les actions militaires. Ce montant comptabilise les destructions et vols d’engins agricoles, d’installations de stockage, du bétail, des cultures, des intrants et des récoltes stockées.
« Une grande partie des terres a souffert des attaques chimiques et physiques pendant cette guerre, estimait le 15 février 2023, Anush Balian, vice-présidente de l’Académie des sciences agraires de l’Ukraine lors d’une intervention à distance à l’Académie d’agriculture de France. Après les problèmes militaires, l’état des sols agricoles ukrainiens est le deuxième problème le plus important ».