Plafond de verre ou plancher collant ? Le monde agricole n’est pas épargné par les inégalités professionnelles entre les femmes et les hommes. Pire. Selon la sociologue Rose-Marie Lagrave, le phénomène serait particulièrement exacerbé dans les fermes : « L’enjeu du patrimoine, le métier en couple, le contrôle social exercé par le milieu villageois induisent des dominations rapprochées contre lesquelles il est plus difficile de lutter que dans d’autres univers », indique l’experte, dans le numéro de la revue Travail, genre et sociétés, paru en mai. Mais malgré ce constat, « il existe une cécité des mouvements féministes à l’égard des agricultrices, et plus généralement une indifférence du milieu académique », poursuit-elle.
Heureusement, les agricultrices n’ont pas attendu qu’on s’intéresse à elles pour exprimer leur mécontentement, même « à bas bruit », selon les termes de la sociologue, Clémentine Comer, sur leur place et leur rôle dans leurs exploitations.
Aux portes des fermes
Les premières mobilisations des agricultrices en France remontent au moins aux années 1960. Les effets sont là : alors qu’en 1970, elles ne représentent que 8 % des chefs d’exploitation, leur proportion en 2000 passe à 25 %. Depuis, statu quo. Cela fait vingt ans qu’un agriculteur sur quatre est une agricultrice. Le gouvernement fait part, dans ses communications, de « stabilité ». C’est dire son ambition.
Pourtant, à portée de main, les bancs de l’enseignement agricole viennent, eux, à compter de plus en plus de filles. À la rentrée de 2020, elles représentaient 49 % des effectifs, selon le ministère de l’Agriculture. Certes, elles optent davantage, au prorata des garçons, pour les filières des services (77 %) et de la transformation alimentaire (57 %). Mais leur présence a aussi nettement augmenté dans celle de la production : de 9 % en 1979, elle atteint désormais 39 %.
Pourquoi la barre des 25 % continue-t-elle à s’imposer tel un couperet ? Les conseillers d’orientation sont souvent montrés du doigt : « Il y a du travail à faire de ce côté-là, argumente la présidente de la commission nationale des agricultrices de la FNSEA, Jacqueline Cottier, éleveuse installée en 1990 en EARL avec son mari à Champteussé-sur-Baconne, dans le Maine-et-Loire. Les conseillers n’incitent pas d’emblée les filles à devenir agricultrices, tout simplement parce qu’ils n’y pensent pas eux-mêmes. »
En stage commando
Les stages que les filles peinent davantage à trouver que les garçons sont aussi souvent incriminés. « Nous avons reçu une jeune femme en formation qui avait déjà réalisé plusieurs stages, se souvient Céline Berthier, éleveuse de chèvres, installée en 2018 avec une associée à Coux, en Ardèche. À l’origine, elle voulait devenir agricultrice, mais ces expériences précédentes l’avaient amené à penser qu’elle n’était pas faite pour le métier. » En cause : la pénibilité du travail. « Elle n’avait travaillé que dans des fermes qui ne faisaient pas dans la finesse, reprend la militante de la Confédération paysanne, diplômée d’une école d’agronomie. De notre côté, nos outils avaient été adaptés à nos physiques. Notre fromagerie est, par exemple, très ergonomique. À la ferme, cette stagiaire s’est relancée. »
Mais ces arguments ne suffisent pas à expliquer autant de pertes à l’arrivée, lors de l’installation. Car, en contrepoint, le statut professionnel des agricultrices a beaucoup évolué : en 2009, celui de « conjointe participant aux travaux » a été supprimé, rendant obligatoire ceux de cheffe d’exploitation, de salariée ou de collaboratrice d’exploitation (travaillant régulièrement à la ferme sans être rémunérée ou associée). En dix ans, l’effectif de ces collaboratrices s’est toutefois vu divisé par deux, les femmes privilégiant désormais la coexploitation, comme le défendait la Coordination ruralequi, comme la FNSEA, veut limiter le statut de conjoint collaborateur à cinq ans, et la Confédération paysanne qui souhaite tout simplement le supprimer.
2010 a par ailleurs marqué un tournant dans l’évolution de la situation des agricultrices, avec la possibilité de constituer des Gaec entre époux. Pour le sociologue Alexandre Guérillot, ces changements ne sont toutefois pas suffisants : ils ont été lents, tardifs et incomplets, qualifie-t-il dans son étude sur Le métier d’agricultrice bio, un nouveau rapport au travail. Subsiste en effet, rappelle-t-il, le statut de cotisant solidaire destiné aux personnes cultivant des surfaces trop petites pour être reconnues exploitantes. La majorité d’entre elles sont des femmes. Ajouter à cela, les inégalités par rapport aux hommes en matière de retraite persistent : les pensions des femmes sont inférieures de 13 % à 20 % à celles de leurs homologues masculins. Et le gouvernement exclut l’idée, pour le moment, de revaloriser les retraites des aides familiaux et des conjoints de chefs d’exploitation. Lors du grand rendez-vous de la souveraineté alimentaire, le 18 mai, Emmanuel Macron a répété sa volonté de favoriser le renouvellement des générations. Malgré les avancées, ce manque de reconnaissance pèse sur les vocations et peut, en partie, expliquer la défection.
Trop vieilles ?
Outre la revalorisation des retraites, un accompagnement à l’installation plus ajusté au profil des agricultrices contribuerait à favoriser leur entrée dans le métier. Dans un rapport d’enquête paru en 2017, le Sénat fait part de « difficultés d’installation plus prononcées » pour les femmes que pour les hommes. Les agricultrices s’installent notamment plus tard que leurs collègues. Ce fait ne relève plus du seul phénomène des transferts entre époux, dont la pratique a beaucoup diminué depuis 2010 avec l’allongement de l’âge légal de départ en retraite de 60 à 62 ans.
Seule une femme sur dix devient aujourd’hui cheffe lors du départ de son conjoint. Pour autant, 56 % des installés de plus de 40 ans sont des femmes (hors transfert entre époux donc). Souvent, elles ont connu d’autres métiers avant de s’installer. A contrario, elles ne représentent que 29 % des installés de moins de 40 ans, âge maximal pour prétendre à la dotation jeune agriculteur (DJA). Nombreuses n’y sont pas éligibles. Le Sénat préconise dans ce sens de privilégier la notion de « première installation » plutôt que celle de l’âge. « Nous sommes en faveur de la diversité, mais nous ne voulons pas entrer dans ce débat de genre, a indiqué à La France agricole, François-Étienne Mercier, vice-président en charge de l’installation à Jeunes agriculteurs (JA). Une femme est autant éligible qu’un homme à la DJA. »
L’accès au foncier est également considéré comme un frein, plus marqué encore pour les femmes. Selon la commission nationale des agricultrices de la FNSEA, « au moment de leur installation, l’accès au foncier et aux capitaux leur est toujours plus défavorable, car les retraités préfèrent souvent céder leur exploitation à un homme ». Tout comme les instances qui statuent sur l’attribution des terres, pointe le rapport d’enquête. Le président de la Safer, Emmanuel Hyest, réfute, quant à lui, le constat : « Les exemples montrent que la réussite de l’installation d’une femme n’est pas différente à celle d’un homme. Le foncier n’est pas plus difficile d’accès pour elle. Il est conditionné à son projet, comme pour les agriculteurs. »
Des banques fébriles
De la même façon, les banques se montrent plus réticentes à prêter à une femme, relèvent les sénateurs. En 2020, une enquête pilotée par la Fédération associative pour le développement de l’emploi agricole et rural (Fadear) a confirmé les difficultés pour elles à obtenir des prêts bancaires lorsqu’elles s’installaient seules. Les projets de petite taille, atypiques, sont aussi régulièrement identifiés comme des handicaps. Si les conclusions de cette enquête ne seront précisées que cet été, la Confédération paysanne plaide déjà en faveur d’une modulation « femme » pour la DJA. De son côté, la Coordination rurale rappelle que ni les formations, ni les aides ne doivent être genrées, même si « le prêt bancaire pour une femme relève du parcours du combattant », admet Natacha Guillemet, élue à la Coordination rurale. Le Sénat oriente en conclusion les futures agricultrices vers d’autres aides, comme le financement participatif ou encore la Garantie égalité femmes, disponible notamment sur le site franceactive.org.
Seule ou à plusieurs
Interrogée sur les difficultés financières des femmes lors de leur installation, Audrey Bourolleau, l’ex-conseillère en agriculture du chef de l’État et fondatrice de l’école Hectar, estime qu’il s’agit avant tout d’un « problème de positionnement. Les femmes doivent s’affranchir des regards de leur entourage, pour s’autoriser à monter leur projet et assumer leur gestion d’entrepreneuse. En cela, je crois beaucoup aux nouveaux entrants qui font bouger les lignes. »
En 2019, 29,5 % des exploitations comptaient au moins une femme à leur tête, selon les chiffres de la MSA. Dans 16,7 % des cas, elles étaient seules à les diriger. Pour Anne-Cécile Suzanne, éleveuse de bovins allaitants dans l’Orne, ce pourcentage donne une réelle idée du nombre d’agricultrices : « La part des cheffes d’exploitation est en dessous des 25 %. La majorité des femmes s’installent avec leur mari. Quand on se lance seule, ce n’est pas évident d’imaginer, par exemple, d’avoir des enfants. Mon compagnon travaille à l’extérieur. J’admets que cela me préoccupait avant même de m’installer, bien plus que le côté physique du métier qui est davantage un frein intellectuel. La maternité est un vrai sujet. »
Afin de favoriser l’installation des femmes, la délégation sénatoriale a proposé de considérer la maternité comme une circonstance exceptionnelle « justifiant la non-réalisation des engagements prévus dans le plan d’entreprise ». François-Étienne Mercier, de JA, précise qu’au cas par cas, des dérogations sont déjà accordées.
Contrairement à une salariée, la rémunération du congé maternité est, par ailleurs, versée à l’entreprise agricole, pour embaucher un remplaçant, et non à la femme. En cas de coexploitation, c’est l’homme qui souvent décide de la manière d’utiliser l’argent, souligne à nouveau le rapport d’enquête. Résultat : seules 55 % des agricultrices recourent au congé maternité. « Aujourd’hui, ça reste un problème, atteste Helena Belmonte, installée en polyculture-élevage dans l’Aisne avec son compagnon. Je n’ai pas pris beaucoup de congés à la naissance de mes filles. Mon conjoint m’a relayée car ça reste difficile de trouver un remplaçant, et c’est compliqué de faire confiance à quelqu’un. »
Sortir de l’isolement
Enfin, la persistance des stéréotypes sexistes contraint les agricultrices à mener un combat quotidien pour être reconnues comme des exploitantes à part entière. Comme leurs aînées, des groupes de femmes continuent d’émerger dans les campagnes. À la manière de « lieux de réassurance », souligne la sociologue Rose-Marie Lagrave, ces collectifs permettent aux femmes de « libérer leur parole », reconnaît Céline Sergent, éleveuse de porcs installée seule à Antran, dans la Vienne. Émanation de la FDSEA, l’association « Pause-café » qu’elle a créée avec une quinzaine d’agricultrices du département lui donne l’occasion, environ une fois par mois, d’échanger sur son métier, sa vie privée, de mener des projets comme la confection de paniers garnis. « Ça nous sort aussi de l’isolement et nous permet de nous rendre compte que nous ne sommes pas seules à nous débattre entre les enfants, la maison et le boulot », explique Mélanie Mitault, éleveuse de chèvres, installée en 2012 avec son mari à Migné-Auxances (Vienne), près de Poitiers. Le Civam de l’Ardèche organise de son côté des formations entre femmes. « La dernière, c’était une initiation à la mécanique auto réalisée par deux femmes mécanos, reprend l’éleveuse ardéchoise, Céline Berthier. C’était génial, adapté à nos besoins. » En Île-de-France, le réseau des Amap anime un groupe de femmes, « les Josianes », qui recourt au théâtre forum pour aider à répondre au machisme ambiant. Et en finir, enfin, avec cette question d’un autre temps : « Il est où le patron ? »