«C’était en février 1951, j’avais 17 ans. Avec mes parents et mes neuf frères et sœurs, nous avons quitté la Marne pour nous établir à Lubans (Lot-et-Garonne), près de la Gironde et des Landes. Mon père avait décidé d’y louer une ferme, car il n’avait plus de travail sur celle où il était régisseur depuis 1939. L’exode nous avait déjà contraints à quitter les Ardennes. Douze ans plus tard, après avoir traversé la guerre, nous laissions tout à nouveau… En lisant « La France agricole », mon père a eu connaissance d’un dispositif de migrations rurales. Afin de remédier au fort dépeuplement du Sud-Ouest, le ministère de l’Agriculture y organisait l’établissement de familles nombreuses de Bretagne, Normandie, Champagne… Nous sommes ainsi arrivés dans les Landes de Gascogne.

Cinq années très difficiles

Nous y avons trouvé un paysage ravagé par les grands incendies de l’été 1949. Tout était noir, un vrai chaos. Les dix hectares loués, sur trois lieux-dits, étaient en friches. Nous logions dans une baraque en piteux état, sans eau, ni électricité. Un trou dans le toit faisait office de cheminée. Il n’y avait pas de matériel agricole : nous avons travaillé avec deux chevaux et à la main. Dans cette région où on ne parlait que gascon, rien n’était comme promis par l’administration ! La vie quotidienne était difficile, nous parvenions juste à nourrir la famille avec un cochon, quelques vaches. Nous avons tout essayé, par exemple de faire du beurre – je le fabriquais très tôt le matin, puis il était vendu immédiatement – mais c’était impossible sans électricité ! Heureusement, nous étions solidaires entre familles d’immigrés, et cela nous a aidés à tenir, cinq ans. Un autre agriculteur nous a ainsi prêté un tracteur pour défricher les terres. Mais dans ces sables, le maïs n’a jamais poussé ! Fait étonnant, un jour on nous a proposé de planter des arachides et… cette récolte fut magnifique !

Au bout de cinq ans, mon père a décidé de partir vers les coteaux de Gascogne, où les cultures étaient possibles. Nous y sommes restés, puis chaque membre de notre fratrie a fait sa vie. Nous avons mené nos existences avec courage, sans jamais rien demander à personne. Mais une telle épreuve marque. Je ne la souhaite à personne. »

Propos recueillis par Catherine Regnard