Méchants industriels !
S’il y a bien une chose qui m’énerve quand on parle d’agriculture, c’est le fantasme du grand bond en arrière. Le fantasme du paysan sans tracteur, la fourche à la main, façon IIIe République, gardien de nos belles campagnes, avec un béret sur la tête et un brin de paille aux lèvres. Le fantasme du 100 % bio et de la permaculture partout : ah ! comme la nourriture serait bonne si nous étions tous nourris en circuit court !, ah ! si Nestlé, Danone et Nutella pouvaient disparaître ! (euh non, pas Nutella quand même, et puis finalement, je garderais bien mes Activia et aussi mon Nesquik).
Le fantasme que les pesticides nous tuent tous à petit feu, que nous allons tous crever parce que nous en avons plein le sang et plein les cheveux, que 220 000 personnes en sont mortes d’après la FAO, que Monsanto est pire qu’Al Qaïda, et que le Parlement européen est à la solde des firmes car le complot est partout.
C’est vrai qu’il y a des dérives, des problèmes, et c’est vrai qu’il faut tout changer. Mais changer, ça signifie imaginer des trajectoires crédibles, et pas succomber aux fantasmes débilitants du retour à une agriculture artisanale dégagée de toute technologie.
Les clichés de Jacques-Pascal
L’interview dans Le Point de Jacques-Pascal Cusin est à ce titre exemplaire. Il est partisan d’une consommation responsable, ce qui est évidemment très bien, mais dès qu’il aborde l’affaire du fipronil, ça commence à déraper : « Un œuf produit on ne sait où, traité on ne sait où, vient contaminer des produits fabriqués on ne sait où, qui termineront dans notre assiette. La solution est de consommer le plus local possible, pour couper court à l’industrie de l’alimentation. » Traduisez : pour améliorer la sécurité de l’alimentation, nul besoin de traçabilité ni de contrôle, il suffit de supprimer l’industrie. Il fallait y penser. Merci Jacques-Pascal.
Pour le bio, même constat : « S’agissant du prix, comme le but de l’agriculture biologique n’est pas la productivité et la rentabilité, ses produits coûtent plus cher. » Traduisez : bio = artisanat non rentable = gentil paysan qui garde sa prairie bio avec ses 3 vaches bio dans son pré bio. Un rêve éveillé. Ne dites pas à Jacques-Pascal qu’on fait du lait bio avec des robots de traite, il risquerait de faire une attaque !
Comme au bon vieux temps
Ça m’énerve tous ces Jacques-Pascal qui pensent qu’il suffit de revenir au bon vieux temps des années 30, d’avant les tracteurs et la pénicilline, pour “consommer responsable”. Ça m’énerve ceux qui sous-entendent que les agriculteurs n’ont droit ni à la technique, ni à la modernité. Il faut dire que j’ai le malheur de croire à la complexité du monde, et qu’en plus, j’ai monté une boîte AgTech pour essayer de transformer l’agriculture et l’agroalimentaire grâce à la data et aux algorithmes. Alors évidemment, ça n’aide pas à gober ces fadaises. Mais je constate qu’elles progressent dans l’esprit de mes proches, et que le techno-scepticisme s’installe chez les urbains, séduits par les discours du grand-bond-en-arrière et du c’était-mieux-avant. Espérons que les Etats généraux de l’alimentation auront au moins la vertu de sortir la société civile de ce fantasme stupide dans lequel elle est en train de tomber.