Comment retrouver du plaisir dans le métier après deux années douloureuses de fusion de deux troupeaux laitiers en système robotisé, où se sont accumulées une surcharge de travail ainsi que des difficultés sanitaires ?
Après une période « moralement et physiquement difficile » de 2012 à 2014, les époux Karine et Marc Eudes, installés en Gaec à Terres-de-Caux, en Seine-Maritime, se sont longuement questionnés à ce sujet. « Nous avions laissé de côté beaucoup d’occupations pour le troupeau. J’avais arrêté mon travail d’infirmière libérale de manière à être à 100 % sur la ferme. Avant cela, nous avions déjà cessé l’animation de ferme pédagogique. Nous voulions donc retrouver une activité qui nous ouvre vers l’extérieur, retrace Karine Eudes. Au départ, j’avais très envie de reprendre un vignoble dans le sud de la France. J’imaginais que nous pourrions en assumer la gestion en partie à distance, quitte à nous déplacer souvent. »
C’est sur la route du retour, suite à une prospection dans le Sud, que les éleveurs un peu désenchantés ont l’illumination. « Au restaurant, tout le monde ne buvait que de la bière. Moi qui suis originaire de la Somme, j’ai suggéré à mon mari : pourquoi ne ferions-nous pas plutôt de la bière ? » Et c’est ainsi que, revenant du sud, les exploitants amorcent un grand virage vers le nord. Il les fera atterrir quelques mois plus tard à Douai, dans un lycée agricole, à suivre une formation de maître brasseur.
À l’équilibre économique
Après avoir investi 100 000 euros dans la brasserie (reconversion des bâtiments et matériel inclus), et en s’appuyant sur un installateur expérimenté et passionné « qui a donné un sacré coup de pouce au projet », les éleveurs sortent leur première bière Godène des frigos en avril 2016. En vue de limiter les coûts, les cuves de brassage sont aménagées dans deux tanks à lait qui ont été achetés d’occasion.
« En 2016, c’était vraiment le bon moment pour se lancer. Dans le secteur, il n’y avait pas encore de brasserie artisanale, alors que partout en France les microbrasseries étaient en train de fleurir », soulignent les éleveurs. À une encablure de Fécamp, les producteurs bénéficient d’un petit effet touristique durant l’été. Mais surtout, leur bière a été très bien accueillie par les Cauchois qui la surnomment désormais la bière au « bourri », en référence à l’âne bien repérable sur l’étiquette.
Avec environ 20 000 litres de production en 2018, l’atelier de brassage est à l’équilibre économique. « L’installation sera normalement vite amortie, et la progression des volumes nous donnera la possibilité de dégager plus de marge », anticipe Marc. Par souci de cohérence, et afin que leur bière soit considérée comme un produit agricole et fermier, les producteurs se sont équipés pour malter (1) leur propre orge de brasserie. Marc s’est formé en ce sens, et il a investi dans une cuve de vinification rotative réaménagée dans le but de démarrer rapidement des essais. Chaque année, les producteurs emblavent spécifiquement 4 ha d’orge brassicole de printemps à deux rangs. Les rendements, qui dépassent parfois 70 q/ha sur les terres du pays de Caux, offrent largement de quoi subvenir aux besoins de la brasserie, qui s’élèvent à environ 5 à 6 t.
Un risque maîtrisé
Les agriculteurs ont aujourd’hui intégré le réseau des 72 brasseries artisanales normandes. Chaque année, celles-ci organisent la fête de la bière artisanale normande à Gruchet-le-Valasse, qui rassemble plusieurs milliers d’amateurs. En comparant leur parcours à celui d’autres brasseurs, les éleveurs mesurent la chance qu’a représenté la ferme dans leur aventure. « Nous avions un bâtiment et surtout une activité suffisante pour vivre, témoigne Marc. Notre prise de risque était limitée. Si la brasserie n’avait pas marché, nous n’aurions eu qu’à revendre le matériel de manière à retomber assez vite sur nos pieds. »
« Actuellement, nous songeons plutôt à arrêter le lait (lire l’encadré ci-contre), complète Karine. Cela fait bizarre de déclarer cela, car nous avons une belle structure. Mais si nous parvenons à vendre les robots, nous arrêterons. »
Alexis Dufumier
(1) Le maltage est l’opération de germination et de séchage de l’orge qui aboutit à la production de malt.