La valeur de l’outil de production (terres, bâtiments, équipements…) est de plus en plus déconnectée de la valeur produite par l’activité agricole. Résultat : les agriculteurs n’ont pas toujours les moyens d’être propriétaires de leur outil de travail. Une solution consiste à en faire porter une partie, généralement du foncier, par des personnes extérieures.
« Ces investisseurs extérieurs sont importants pour permettre l’installation de jeunes », souligne Robert Levesque, de la FNSafer. Ces capitaux externes permettraient de financer 30 %, en valeur, des rétrocessions Safer en faveur des jeunes. « L’acquisition d’un terrain par un investisseur foncier qui s’engage à le louer à notre acheteur va nous permettre d’y installer un jeune là où on aurait peut-être dû faire un agrandissement », illustre Bernard Charlotin, de l’agence Quatuor Transactions. « Mais vu le coût des projets d’installation, les jeunes peinent à réunir assez de fonds propres et les banques ne peuvent pas toujours suivre à 100 %. Les investisseurs fonciers sont une solution mais cela ne suffit pas : on a aussi besoin d’apports en fonds propres. » Cette nécessité se fait déjà sentir dans sa clientèle composée d’exploitations intermédiaires à grandes (valeur moyenne de 850 000 €). « Et comme leur taille ne cesse d’augmenter, les problèmes que nous rencontrons aujourd’hui sont très représentatifs de ceux qui se poseront plus largement demain », prévient-il.
Investissement risqué
Il dit tout haut ce que beaucoup de banques pensent tout bas. « Le problème ne vient pas seulement des montants phénoménaux mais du rapport entre le niveau d’investissement, donc le risque que l’on prend, et la rentabilité de l’activité, souligne Jacques Folschweiller, au Crédit mutuel Arkéa de Bretagne. Hors agriculture, on a des montants de reprise de PME vingt fois plus élevés mais avec une rentabilité plus forte… » Alors oui, le développement de modes de financement complémentaires pourrait être apprécié. « Quelques coopératives entrent au capital en haut de bilan lors d’une installation en élevage mais cela reste marginal, note le banquier. Et la rentabilité de ce secteur d’activité est trop faible pour attirer d’autres investisseurs. »
L’ouverture du capital à des personnes extérieures devient-elle nécessaire ? Le sujet est de moins en moins tabou mais la profession y va à reculons. « Ça ne nous fait pas vibrer », avoue le président des JA, Jérémy Decerle. Il y voit « une solution de financement complémentaire mais il faudrait ne jamais être obligé d’y faire appel ». Bernard Lannes, président de la Coordination rurale, ne vibre pas non plus : « Mieux vaut être petit chez soi que grand chez les autres. » Oui mais voilà : « Je ne vois pas comment on pourrait s’en passer si on ne change pas de modèle : les fermes deviennent intransmissibles », assène le porte-parole de la Confédération paysanne, Laurent Pinatel. Qui ajoute que, dans la course à l’agrandissement, « on oublie souvent la vivabilité du système. L’apport de capital résout la question du financement, pas celle de la charge de travail. »
« Le financement par des capitaux extérieurs doit conduire à réexaminer le statut de l’agriculteur », souhaite Henri Biès-Péré, vice-président de la FNSEA. Il fixe une « ligne rouge » qui ressemble à un fil d’équilibriste : « Il faut que le mode d’exploitation reste dans le cadre de l’agriculture familiale, même s’il est fait appel à des capitaux extérieurs. »
Ce qui est intrinsèquement impossible, si l’on s’en tient à la définition donnée par Hubert Cochet, enseignant-chercheur à AgroParisTech : « L’agriculture familiale, c’est le capital et le travail réunis entre les mêmes mains. » Le résultat en est « un agriculteur qui a le contrôle sur l’ensemble de son processus de production. »
Certes, le modèle familial pur (où tout le travail est réalisé par de la main-d’œuvre familiale) et le modèle capitaliste pur (où celui qui possède l’exploitation ne met plus la main à la pâte) sont deux extrêmes. Entre ces deux pôles, tous les stades existent, avec plus ou moins de main-d’œuvre salariée. Le point de rupture se situe « quand la plus grosse partie du travail n’est plus effectuée par les détenteurs du capital ».
Partager la valeur
Le nœud du problème est dans le partage de la valeur ajoutée. « Sauf exception, l’investisseur cherche la rémunération de son capital, affirme Hubert Cochet. Or celle-ci se fait au détriment de la rémunération du travail, c’est-à-dire le salaire des exploitants ainsi que des salariés et les charges sociales. Dans une exploitation familiale, ce qui compte pour l’agriculteur, c’est son revenu. Il veut faire vivre sa famille, augmenter son capital, moderniser son outil… Dans une entreprise de type firme, l’investisseur regarde plutôt la rémunération du capital investi. »
Certes, la séparation capital-travail ne se traduit pas toujours par la précarisation des travailleurs. Surtout si l’actionnaire extérieur est très minoritaire. Mais « le nerf de la guerre est de bien fixer les modalités de répartition de la valeur ajoutée entre le capital et le travail, et leur évolution dans le temps », conseille le chercheur.
Reste à ne pas se tromper de débat. Le choix du modèle familial ne se traduit pas forcément pas le choix d’un modèle agricole. « Le modèle familial, à lui seul, ne garantit pas une agriculture qui maintient des actifs et qui répond aux enjeux des territoires, souligne Hubert Cochet. On ne relèvera pas ces défis sans augmenter la valeur ajoutée produite par travailleur, ainsi que la part de cette valeur ajoutée destinée à rémunérer le travail. Cela peut être obtenu en diminuant les charges et en valorisant les produits, pas forcément en produisant plus. » Surtout pas si produire plus conduit à augmenter le capital investi, donc sa rémunération…