Prudence. Telle est la position de bon nombre d’agriculteurs pour leurs achats d’engrais de la campagne 2022-2023, freinés notamment par les prix élevés des fertilisants. « Sur l’azote, il y avait des tensions avant le conflit en Ukraine, car les stocks de gaz en Europe étaient en baisse, relate Isaure Perrot, analyste chez Agritel. Les coûts de production des engrais azotés ont donc augmenté. » Le conflit en mer Noire a exacerbé la tension. La Russie est un gros exportateur de gaz, mais aussi d’ammoniac.

 

Selon l’analyste, la situation actuelle génère des risques sur les disponibilités des engrais pour la campagne 2022-2023, notamment pour l’urée, puis la solution azotée. « Le risque est moins grand pour l’ammonitrate, car on le produit en France », confie-t-elle. « On va sûrement finir avec un stock de fin de campagne plus élevé chez les agriculteurs, entre les changements d’assolement qui ont pu s’opérer et les troisièmes apports minorés avec la sécheresse », considère même un opérateur dans l’Oise.

L’azote a doublé ou triplé

Le problème majeur reste le prix. Ainsi, celui de la solution azotée 30 % a été multiplié par trois par rapport à 2021. Le plus haut de l’année a été de 875 €/t FOT Rouen, atteint de mi-mars à fin mars 2022. L’ammonitrate 33,5 a doublé, avec un plus haut à 1 205 €/t CPT vrac, atteint fin mars. Quant à l’urée granulée, son prix a été multiplié par 2,3, avec une pointe à 1 060 €/t franco-atlantique fin mars.

 

La situation est encore plus tendue pour les engrais de fond. Des niveaux records ont été atteints pour le phosphore et la potasse, dont les prix ont été multipliés par respectivement 2,5 et 3,5 par rapport à l’an dernier. Ceci devrait conduire à de nombreuses impasses, sauf sur les têtes d’assolement.

 

Malgré ce contexte inédit et incertain, certains agriculteurs se sont déjà positionnés pour acheter un peu d’engrais azotés afin de sécuriser leurs volumes. D’autant plus que le prix des grains en récolte 2023 est correct, ce qui permet d’absorber le différentiel de celui des fertilisants.

 

« Sauf qu’aujourd’hui, avec la sécheresse et son impact sur la récolte 2022, ça se contracte sérieusement, s’inquiète un responsable des approvisionnements dans une coopérative de l’Yonne. Les producteurs pensaient assurer une bonne trésorerie avec cette moisson, mais l’inconnue maintenant, c’est le niveau de rendement. » À ce jour, ses adhérents sont, en moyenne, couverts à 25 % pour la récolte 2023 ( engrais en direct ferme). « Généralement, à cette date, il y a 50 % de couverture. Cette année, tous les points de repère ont disparu », déplore-t-il. Et d’insister auprès des agriculteurs : « Si vous achetez de l’engrais pour sécuriser vos appros, n’oubliez de vendre en même temps une partie de la récolte 2023. »

 

Selon un directeur des approvisionnements dans le Loiret, « certains adhérents redoutent que les prix du blé ne tiennent pas sur les niveaux observés aujourd’hui. » Le fameux « effet ciseau » est dans tous les esprits. « Gérer la hausse est assez facile, mais tout le monde craint de prendre la porte dans le nez. On se retrouve avec des inflations énormes sur les engrais, les phytos (lire l’encadré) et les carburants, sans être sûr du prix du blé et des niveaux de rendement en 2023 », complète le responsable icaunais. Il indique ainsi que, dans son département, il fallait en moyenne 500 €/ha en année normale pour couvrir les charges opérationnelles, soit 200 € pour les phytos et les semences, et 300 € pour les engrais.

 

« Quand on avait ce niveau-là de charges, il fallait vendre son blé au moins 175 €/t, pour un rendement de 7 t/ha, détaille le responsable de la coopérative de l’Yonne. Aujourd’hui on estime qu’il faut vendre le blé 100 €/t de plus pour compenser la hausse des charges, qui s’établissent à environ 700 €/ha (engrais, phytos, carburant et MSA). Encore faut-il atteindre les 7 t/ha. Or en zone intermédiaire, ça devient de plus en plus compliqué. »

 

L’outil ImpactCharges (1), développé par Arvalis pour estimer l’effet des hausses de prix sur les coûts de production, montre de son côté qu’une « augmentation de 1 € du prix de l’unité d’azote entraîne pour les céréales à paille une augmentation du coût à la tonne allant de 23 à 26 €/t, jusqu’à 35 €/t pour un blé dur, ajoute-t-il Un incident climatique qui ferait baisser le rendement de 10 % entraînerait un coût supplémentaire imputable à l’azote d’environ 5 €/t. »

Difficultés de trésorerie

« Nous sommes dans une période charnière en ce moment, complète Isaure Perrot. En général, au début de la campagne, les prix des engrais azotés sont compétitifs. Après, le marché les fait augmenter de manière saisonnière. Cette année, les tarifs sont élevés, mais ils ont quand même baissé par rapport à il y a un mois. » L’analyste conseille donc de commencer à se couvrir, au minimum à 30 %, et de diviser ses achats de la campagne pour réduire le risque. Tout en combinant impérativement avec de la vente de grains pour sécuriser ses marges.

 

« Mais en plus du prix des engrais, il y a la question de la trésorerie. Tous les agriculteurs ne peuvent pas acheter maintenant pour paiement immédiat, alerte l’opérateur dans l’Oise. En ce moment, des commandes sont stoppées et devraient reprendre après les récoltes. » Et si les prix des grains sont actuellement élevés, certains céréaliers ont vendu une partie de leur production 2022 en septembre 2021 avec un prix des engrais à 350 €/t et celui du blé à 220-230 €/t, avant la flambée des cours. Mais qui aurait imaginé l’an dernier un blé à ce prix-là aujourd’hui ?

(1) http://oad.arvalis-infos.fr/impactcharges/