Dans la nuit du 25 au 26 septembre, un incendie a ravagé l’usine Lubrizol de Rouen, site Seveso à haut risque. Un panache de fumée a déposé des suies jusqu’à plus de cent kilomètres. Deux jours plus tard, des mesures prises par arrêté préfectoral ont restreint la mise sur le marché de denrées agricoles issues de ces zones. Elles touchent 216 communes dans cinq départements des Hauts-de-France et de Normandie. Selon le gouvernement, 3 139 agriculteurs ont au moins une parcelle dans la zone.
La sentence est lourde, en particulier pour les exploitations herbagères. Le lait produit en zéro pâturage, les volailles hors-sol et les légumes sous serre ne sont pas concernés par les arrêtés. Pour les autres, interdiction de mettre sur le marché le lait et les œufs produits après le 26 septembre, tout comme les productions végétales (pour l’alimentation humaine ou animale) récoltées après cette date. Ils doivent être consignés sur l’exploitation en attendant « des garanties sanitaires ». Le 2 octobre, les entrepreneurs de travaux agricoles, obligés de stopper les récoltes, disaient perdre jusqu’à 7 000 € par jour et par machine.
Malgré les efforts proclamés de « transparence » du gouvernement, la communication est chaotique. Le 1er octobre, date à laquelle la direction générale de l’Alimentation (DGAL) a saisi l’Anses, la nature des produits ayant brûlé restait inconnue. Le 3 octobre, maître Corinne Lepage déplorait « des informations inexploitables » sur l’accident. Saisie par une ONG et des agriculteurs, l’avocate avait déposé un référé-constat au tribunal afin d’obtenir un état des lieux clair et contradictoire.
Mesures d’urgence
Seuls les résultats des analyses effectuées sur les denrées agricoles permettront de lever les consignations. Le 6 octobre, la ministre de la Santé a déclaré que les premiers résultats étaient très rassurants pour la dioxine sur les productions végétales et le lait. Des prélèvements complémentaires ont été effectués dans soixante-dix-sept fermes sentinelles, le 7 octobre. Les résultats sont prévus pour le 11 octobre, avec un avis de l’Anses. Au-delà de ces conclusions, attendues d’urgence pour permettre aux exploitants de reprendre le cours de leurs activités, la DGAL a déclenché une campagne de surveillance à moyen et long terme, à cause du risque de bioaccumulation de certains polluants, de type dioxines.
En attendant, qui paye ? Le 3 octobre, l’interprofession laitière (Cniel) a annoncé un dispositif de maintien de la paie de lait de septembre. Mais ce ne sera qu’une solution à court terme. Selon le Cniel, depuis le 26 septembre, « plus de 700 000 litres sont jetés tous les jours. Cinq cents fermes laitières sont immobilisées. Et des centaines de milliers de tonnes de produits laitiers sont consignées dans les entreprises. » De leur côté, les maraîchers, arboriculteurs, producteurs d’œufs, agriculteurs en vente directe, producteurs de betteraves, pommes de terre et légumes de plein champ… n’ont perçu aucune avance de trésorerie. Des cellules de crise agricoles se mettent en place dans les départements. Elles cherchent des solutions de trésorerie avec les banques, les assureurs et la MSA…
Le 30 septembre, le ministre de l’Agriculture a promis des indemnisations « rapides ». « Le FMSE (Fonds national agricole de mutualisation sanitaire et environnemental) est le seul outil jugé capable d’intervenir rapidement. Nous pouvons mobiliser jusqu’à 10 - 15 millions d’euros sans pénaliser d’autres programmes », atteste Joël Limouzin, président du FMSE. Le Fonds est financé par une cotisation annuelle fixée à 20 € par an, appelée par la MSA auprès des exploitants et des cotisants solidaires. Tous les cotisants au fonds impactés par l’accident sont donc invités à se signaler auprès de leur syndicat ou de la chambre d’agriculture de leur département. Pour Joël Limouzin, « Il n’est pas question que le moindre euro soit versé par les agriculteurs. L’état doit s’en porter garant. » Le FMSE pourra se retourner contre Lubrizol pour obtenir le remboursement des avances.
En parallèle, les exploitants peuvent réclamer une indemnisation. « Pour cela il faut identifier une faute et un responsable », explique Caroline Varlet, avocate. Pour l’instant, le responsable de l’incendie n’est pas identifié, de même que tous les préjudices. « Certains sont évidents comme les pertes des exploitations ou les augmentations de charges. Mais d’autres pourraient survenir, si les restrictions devaient se poursuivre. On peut imaginer des conséquences durables sur les chiffres d’affaires. » L’avocate « conseille de se rapprocher de son assureur et de faire une déclaration de sinistre. Un recours en action collective, via les syndicats ou les filières, aura davantage de poids et pourra être ensuite déposé. »
Évaluer le danger
Un flou plane également sur la responsabilité de l’État. Car c’est le préfet qui a autorisé Lubrizol à accroître ses capacités de stockage de produits dangereux sans repasser par la case évaluation environnementale. Une conséquence des récentes mesures de simplification administrative et de « modernisation du droit de l’environnement ».
« Avant, tout projet concernant une installation soumise à autorisation, comme un site Seveso, donnait lieu à une évaluation environnementale avec étude d’impact, rappelle Marie-Pierre Maître, avocate en droit de l’environnement industriel. Depuis un décret du 4 juin 2018, pour une modification ne faisant pas franchir de nouveau seuil de classement, la décision était prise au cas par cas pour certaines installations, dont les Seveso. L’autorité environnementale, indépendante, se prononçait sur la nécessité de refaire une étude d’impact. Mais depuis la loi ESSOC d’août 2018, c’est le préfet qui tranche. Il est d’ailleurs question de supprimer l’autorité environnementale : ce serait systématiquement au préfet de juger si une étude d’impact est nécessaire. »
En l’occurrence, Lubrizol étant déjà classée Seveso à haut risque, aucun nouveau seuil ne pouvait être franchi. Et par deux fois, le préfet a considéré que les augmentations de capacité envisagées (1) n’étaient « pas des modifications substantielles ». « Pour engager la responsabilité de l’État, il faudrait démontrer que la modification était de nature à augmenter les dangers et inconvénients », explique Marie-Pierre Maître. Mais, même si la modification ne nécessitait pas de nouveau dossier d’autorisation, le préfet pouvait demander à Lubrizol de produire une nouvelle étude de dangers. L’a-t-il fait ? Le gouvernement affirme que oui. Alors pourquoi les informations sur les produits ayant brûlé et les risques sanitaires, qui auraient dû être appréhendés par cette étude de dangers, ont-elles autant tardé ?
Les procédures qui s’ouvrent aujourd’hui pourront durer des années. Mais l’urgence est de permettre aux agriculteurs de maintenir leur outil de travail. B. Lafeuille et M. Salset
(1) D’après les arrêtés du préfet, il s’agissait tout de même de 1 600 t en plus de substances inflammables et d’un tonnage non précisé de trois catégoriesde produits à toxicité aiguë.