Jusqu’à présent, les gilets jaunes se préservaient de toute récupération syndicale ou politique. Mais la persistance de cette colère populaire, déclenchée par une énième hausse des taxes sur le gazole, a créé un effet d’entraînement. Sur leurs tracteurs, des agriculteurs ont rejoint les manifestants, partageant leur exaspération face à la fiscalité et à la sourde oreille du gouvernement.
En Dordogne, les syndicats, peut-être éperonnés par les prochaines élections aux chambres, ont fait un roulement. Le 20 novembre, la Coordination rurale roulait « pour la suppression de la hausse des taxes sur les carburants. Et par extension, l’ensemble des taxes qui frappent l’agriculture », selon les mots de son président, Éric Chassagne. Puis les JA se sont mobilisés le 23 novembre, avec pour consigne de laisser passer « les animaux vivants et le frais ». Aux doléances pour davantage de pouvoir d’achat, leur président, Pierre-Henri Chanquoi, a ajouté celles des « énergies durables » : « Favoriser le photovoltaïque sur les bâtiments agricoles, subventionner la méthanisation, mettre du colza français dans les biocarburants. » Enfin, les retraités agricoles ont décidé de se fondre aux manifestants le 26 novembre. « Au départ nos revendications semblaient spécifiques, telles que la désindexation de l’inflation de nos minuscules retraites, explique leur représentant local, Roger Tréneule, également président national de l’association des retraités agricoles (Anraf). Mais finalement nous partageons la colère de nombreux Français contre la perte de pouvoir d’achat et l’augmentation incessante des carburants. »
« On fait comment ? »
D’autres, comme dans la Creuse, ont emboîté le pas au mouvement citoyen du 17 novembre. Deux jours après, plus de quatre cents agriculteurs de JA et de la FDSEA 23 ont bloqué cinq grands axes du département et « muré » deux perceptions. « Nous n’avons jamais eu une mobilisation aussi forte », rapporte Jean-Marie Coulon, de JA 23. Le ras-le-bol est général : « La hausse des charges n’est plus tenable. Les animaux ne se vendent pas, et le coût de la vie augmente… » Le lendemain, le ministre de l’Agriculture, Didier Guillaume, promettait des aides exceptionnelles pour la sécheresse. Celles-ci devraient être dévoilées lors de la commission « calamités » du 12 décembre. « Si l’enveloppe est insuffisante, ça va exploser », prévient-il. Pour Christian Arvis, de la FDSEA 23, il faudrait de 8 000 € à 12 000 € par élevage : « Nos attentes sont à la hauteur du désarroi dans les campagnes. » « Pour survivre, on fait comment ? Pourquoi je ne m’en sors pas ? », interroge, les larmes aux yeux, Aloïs Gury, 33 ans, agriculteur dans l’Ain. Celui-là même qui avait régalé l’élysée avec ses volailles de Bresse, le 11 novembre, prend à partie Emmanuel Macron dans une vidéo sur Facebook.
Plus au Sud, le 22 novembre, les JA landais muraient la préfecture de Mont-de-Marsan. « On n’allait pas laisser le Président croire que tout allait bien pour nous », tempête Jonathan Lalondrelle, éleveur à Vielle-Soubiran, dans les Landes, à la tête des JA de Nouvelle-Aquitaine. Car comme ses voisins, il subit de plein fouet la nouvelle hausse du gazole : « Mon épouse fait 80 km par jour pour aller travailler. L’école des enfants et le médecin sont à 15 km, et il n’y a aucun transport en commun. à nous deux, nous faisons près de 45 000 km par an. » Habiter dans des zones isolées coûte moins cher en loyer, mais se paye en temps et en carburant. Sans compter d’autres inconvénients très pénalisants pour ce chef d’entreprise : « Mon téléphone ne capte pas sur l’exploitation, et pourtant je paye le même abonnement que tout le monde. Quant à internet, je ne l’aurai jamais, nous a dit la mairie. L’option, c’est le satellite, mais ça coûte cher. »
Zones en déprise
Les difficultés de Jonathan ne sont pas un fait isolé. Pour le tiers des Français qui vivent en milieu rural - sur 78 % du territoire -, l’éloignement des services est une réelle difficulté. La moitié d’entre eux doit faire plus de 20 minutes de voiture (aller-retour) pour accéder aux commerces et plus de trois quarts d’heure pour les équipements de santé et de loisirs, selon l’Insee. La palme revient aux écoles et établissements scolaires. Ils sont à plus de 1 h 20 pour la moitié des ruraux (aller-retour). C’est justement dans ces zones rurales abandonnées que la mobilisation a été la plus forte, décryptait Hervé Le Bras, chercheur émérite à l’Institut national d’études démographiques, lors d’un colloque sur les « Territoires en transition », le 22 novembre à Paris : « Les gilets jaunes sont nombreux dans la diagonale du vide, des Ardennes au sud du Massif central. Ils sont en forte proportion dans les territoires en déprise, qui se dépeuplent et perdent des services de proximité. » Les agriculteurs sont concernés au premier chef, car 16 % vivent dans des communes de moins de 250 habitants.
Comment apaiser la colère de la rue ? Après dix jours de manifestations, Emmanuel Macron a annoncé, le 27 novembre, une « grande concertation de terrain sur la transition écologique et sociale ». En guise d’accompagnement pour ne pas rendre « plus difficile la situation de nos concitoyens qui habitent en zone rurale ou périurbaine », il a promis une fiscalité adaptée aux fluctuations des prix afin d’en limiter l’impact. Le gouvernement ne devra pas se contenter de « communiquer ». Il devra agir.
Sophie Bergot