Une nouvelle étude de Santé publique France, réalisée à partir des données de la MSA, a relevé 296 suicides d’agriculteurs en deux ans : en 2010 et 2011, 253 hommes et 43 femmes se sont donné la mort. Comparé à la population française, il y a un excès de suicides de 20 % chez les agriculteurs en 2010. L’étude sur les salariés est en cours.
Les facteurs de risques
Le secteur laitier paie le plus lourd tribut, suivi de celui des bovins à viande. Les hommes au-delà de 45 ans sont les plus touchés, sans doute épuisés par des contraintes financières chroniques et des conditions de travail difficiles. À la longue, elles érodent les mécanismes de défense et favorisent l’apparition d’une dépression, elle-même facteur de risque du suicide. Le docteur Jean-Jacques Laplante, responsable du pôle santé de la MSA de Franche-Comté, se penche depuis longtemps sur ce sujet majeur : « Un tiers des agriculteurs, d’après les dernières déclarations à la MSA, gagnent moins de 4 500 euros annuels. Dans une société où tout est argent, c’est dégradant de travailler autant pour si peu. L’économique est interpellé. Mais même là où cela va mieux, il y a des gens qui souffrent. Personne ne peut se vanter de savoir quelles sont les causes du suicide. On peut juste approcher les facteurs de risque. » Sont impliqués, les contraintes physiques, les larges amplitudes horaires, la dépendance directe aux politiques européennes fluctuantes, les contraintes environnementales et climatiques, parfois l’isolement professionnel et social, l’imbrication entre vie familiale et vie professionnelle, une moindre propension à faire appel à l’aide médicale. « Sans compter que l’on ne remplace pas les agriculteurs qui s’en vont. Certains y voient la preuve de leur inutilité. Pour moi, la question de la régulation ou plutôt de la dérégulation (comme la fin des quotas) est majeure », prévient Jean-Jacques Laplante.
Cellules de prévention
Le premier plan suicide national a démarré en 2011, le second est en cours. Et toutes les MSA disposent d’une cellule de prévention qui réunit travailleurs sociaux, médecins, conseillers en prévention. Les personnes à risques, agriculteurs et salariés agricoles, sont repérées soit par les travailleurs sociaux, soit par leur entourage et les conseillers des différents organismes agricoles en contact avec les agriculteurs. « En 2015, il y a eu 1 106 signalements, dont 845 nouveaux cas. C’est une centaine de plus qu’en 2014 », précise le docteur Véronique Maeght-Lenormand de la caisse centrale de la MSA. « 243 signalements relevaient de l’urgence. 462 personnes ont été orientées vers des professionnels. » Ces cellules sont aussi en lien avec des réseaux locaux de médecins, et connaissent les dispositifs mis en place par les ARS (agences régionales de santé). Selon les territoires, les MSA passent des conventions avec des psychiatres et des psychologues qui s’engagent à recevoir rapidement les personnes en grande difficulté. Les travailleurs sociaux les accompagnent dans la prise de rendez-vous. « La personne sent qu’il y a un lien, qu’elle n’est pas livrée à elle même », poursuit Véronique Maeght-Lenormand. Dans le cas d’un besoin urgent de parler, Agri’écoute propose un numéro de téléphone (09 69 39 29 19) disponible 24 h/24, qui met l’appelant en relation directe avec un bénévole formé de SOS Amitié ou SOS Suicide Phénix : « D’une centaine d’appels en 2015, nous sommes passés à une moyenne de 285 appels par mois en 2016 », selon le docteur Maeght-Lenormand.
Les agents sensibilisés
En Gironde, la cellule de prévention de la MSA a pris une autre initiative : 150 personnes en relation avec les adhérents ont été formées à la prévention du risque suicidaire par un psychiatre du CHU de Bordeaux. Claude Chaussée, directrice-adjointe, précise : « Nous avons formé les agents d’accueil, les agents de recouvrement. En cas de risque imminent, nos téléconseillers basculent sur le 15. Nous disposons d’un annuaire avec huit référents en cas de « risque suicidaire » signalé. Trente situations ont été signalées en 2015, déjà 38 en 2016. »
Parlons-en
Partout, des agriculteurs touchés dans leur entourage par un suicide et des élus des OPA ont eu envie d’agir. Depuis la crise agricole de 2008, les réunions d’information se sont multipliées sur les territoires, animées par des élus de la MSA et des professionnels de santé. Certaines prennent comme porte d’entrée le travail ou le stress pour ne pas effrayer le public. La MSA d’Armorique (Finistère, Côtes-d’Armor) joue cartes sur table : « Depuis 2009, chaque réunion « le suicide, parlons-en », est suivie par 50 à 100 personnes. »
Sentinelles
Autre initiative qui se répand sur le terrain : la formation de sentinelles. Jocelyne, agricultrice et élue MSA, témoigne : « Quand cela va mal, les agriculteurs s’enferment. Je me suis formée pour comprendre. Quelqu’un qui se suicide ne veut pas mourir : il ne veut plus souffrir. Une sentinelle parle à celui qu’elle a repéré, même si ce n’est pas toujours facile. Nous écoutons sans jugement, sans prononcer des phrases du genre « il y a pire que toi ». S’il y a une souffrance, il y a une raison. Nous n’avons pas de compétence professionnelle. Suivant le cas, nous faisons un signalement. » Un premier groupe de 32 volontaires a été formé début 2014 par la MSA d’Armorique, suivi de deux autres groupes. Ces formations sont réclamées au-delà des élus de la MSA : dans le Limousin, ce sont des agriculteurs d’un groupe d’études et de développement agricole (GEDA) qui ont constaté la lassitude de certains voisins. Ailleurs, cela peut être des conseillers de coopératives.
La crise a aussi généré d’autres initiatives. À l’image de ces rendez-vous casse-croûte organisés depuis ce mois d’octobre en Nord-Pas-de-Calais par les GEDA. Étienne Périn, leur président, s’explique : « On voulait rompre vite l’isolement. Notre entrée, c’est la recherche de solutions rapides à mettre en œuvre pour résister à la crise. Ces deux heures d’information réunissent des agriculteurs qui ont des soucis semblables, contactés par voie de presse par nos adhérents ou l’association des agriculteurs en difficulté. On se retrouve après autour d’un repas rapide. » Le Morbihan a pris une initiative proche. Toutes ces initiatives parviendront-elles à contenir, voire à réduire le nombre de suicides ? Chaque suicide est un séisme. Mieux vaut ne pas ménager sa peine. La poésie (celle d’Aragon) apporte aussi sa part de réponse : « Il n’aurait fallu/qu’un moment de plus/pour que la mort vienne./Mais une main nue/alors est venue/qui a pris la mienne. »