Il y a le feu dans les prairies. L’image n’est pas exagérée. En Auvergne ou en Franche-Comté, les dégâts engendrés par les campagnols terrestres, ou rats taupiers, sont à la hauteur d’un tel sinistre. Dans certaines parcelles, la pullulation est telle qu’il n’y a plus le moindre brin d’herbe. « À la mi-mai, certains troupeaux n’étaient toujours pas sortis au pâturage, déplore Patrick Bénézit, président de la FRSEA Auvergne. La situation est insoutenable pour plusieurs centaines d’exploitants dans la région. » Pâturage et récolte n’ont pu se faire sur une partie plus ou moins importante de nombreuses exploitations du Cézallier, par exemple. L’achat de fourrages sera sûrement nécessaire cette année encore. Sans compter que l’organisation de nombreuses exploitations est bouleversée. C’est le cas aussi en Franche-Comté, où le rongeur sévit cycliquement dans les prairies (lire en page 15). Des études ont montré que l’impact économique du rongeur sur une exploitation peut être considérable. « Les pertes peuvent atteindre en moyenne 10 000 € d’excédent brut d’exploitation par unité de main-d’œuvre », souligne Geoffroy Couval, de la Fédération régionale de lutte et de défense contre les organismes nuisibles (Fredon) de Franche-Comté.
Chasser les taupes
« L’impact des dégâts est amplifié par la sécheresse de 2015 et les difficultés économiques de certains éleveurs allaitants », souligne Yves Michelin, de Sup-Agro Vet. Aujourd’hui, il s’agit de voir comment sortir d’une telle situation, même s’il n’est pas facile de garder la tête froide devant de tels dégâts. Pourtant des solutions existent.
Depuis 2006, la Fredon de Franche-Comté a regroupé le concept de lutte raisonnée dans une boîte à outils qu’elle propose aux agriculteurs sous la forme d’un contrat auquel les agriculteurs volontaires souscrivent pour une durée de cinq ans.
Fabrice Cuenot, éleveur dans le Doubs, a signé son premier contrat en 2007, à la suite d’un épisode de pullulation entre 2005 et 2006, qui a occasionné de gros dégâts sur ses 165 ha : 85 % de la sole était touchée. « Cela m’a incité à réagir, indique-t-il. Aujourd’hui, j’arrive à maîtriser les pullulations de campagnols, et par la même occasion les pertes de fourrages. J’ai démarré la lutte alors que la population de rongeurs était en phase de basse densité, en commençant par chasser les taupes. Elles sont capables de creuser 500 à 600 m/ha de galeries chacune. » Et ce réseau constitue un « abri » confortable pour les campagnols terrestres. Ils sont beaucoup moins efficaces que les taupes pour creuser. Et s’ils n’ont pas de galeries à disposition, ils restent davantage en surface, à la portée des prédateurs.
« J’ai suivi une formation auprès de la Fredon de Franche-Comté qui m’a permis d’obtenir un agrément pour utiliser le phosphure d’hydrogène (PH3), poursuit Fabrice Cuenot. En période de basse densité, les interventions consistent également à détruire le réseau de galeries en passant des outils de décompactage. J’ai aussi introduit des mélanges de luzerne et trèfle violet. Dans notre canton (Morteau), la culture des céréales a été complètement abandonnée au cours des cinquante dernières années. Or, les rotations sont un frein à la colonisation des prairies par les rongeurs. » Le piétinement des pâtures par les troupeaux est un autre moyen d’endommager le réseau souterrain. « À l’automne, je fais passer les lots de génisses sur les parcelles de fauche, souligne-t-il. Nous échangeons aussi des parcelles avec les voisins pour faciliter le pâturage de toutes les parcelles. » Le but étant que le couvert soit le plus ras possible pendant l’hiver. Les touffes et les débris végétaux qui peuvent subsister sur le sol sont des abris potentiels pour les rongeurs, qui sont moins bien détectés par les prédateurs. « Ces derniers jouent un rôle important dans la régulation des populations du campagnol, soulignait Mathieu Gaillard », de la Fredon Limousin, lors d’une formation sur la maîtrise de ce nuisible au lycée agricole de Naves (Corrèze). Parmi les principaux prédateurs, figurent le renard roux, l’hermine, la fouine, la belette et la buse variable. « L’évaluation de l’impact des prédateurs sur le rongeur nuisible a montré que le renard peut consommer plus de cinq campagnols par jour. » Les haies ou l’installation de nichoirs peuvent participer au maintien de ces espèces.
« Lutter : une stratégie »
Le piégeage est une autre pratique de régulation détaillée lors des formations des Fredon. « Je n’ai pas recours à cette technique sur mon exploitation, car elle est trop chronophage, explique Fabrice Cuenot. En revanche, au printemps et en période de basse densité, j’effectue aussi des traitements avec de la bromadiolone (1). Je repère des indices de présence. » L’utilisation de ce produit ne peut se faire qu’en période de basse pression.
Fabrice Cuenot estime à 4 à 6 jours par an, le temps qu’il consacre à la lutte. « Ces tâches sont désormais prioritaires sur notre organisation, poursuit-il. Dans mon secteur, trois autres agriculteurs ont aussi mis en place des techniques de lutte. Comme chez moi, cela leur a permis de passer le cap du pic de pullulation de 2015 sans trop de pertes. Ceux qui ne l’ont pas fait voient jusqu’à 80 % de leurs surfaces endommagées. La lutte est d’autant plus efficace qu’elle est collective. »
Le coût du contrat avec la Fredon est de moins de 200 €/an. Ce n’est rien, comparé aux 15 000 ou 20 000 € qu’il faut débourser pour acheter du foin l’année où toutes les prairies sont saccagées. Il est possible d’obtenir des aides dans le cadre du Fonds de mutualisation sanitaire et environnemental (FMSE) pour financer une partie des dépenses. « Le manque de main-d’œuvre sur les exploitations ne facilite pas la mise en place de la lutte, signale Corinne Martins, de la Fredon Auvergne. D’autant que les structures incluent des parcelles très distantes les unes des autres, comme les estives. L’important est d’analyser sa situation et de déterminer les outils les mieux adaptés sur son exploitation. »
Pistes de recherche
Tous les spécialistes s’accordent pour dire qu’au pic de pullulation, il n’y a rien à faire, sauf à attendre que le déclin s’amorce. Resemer des graines fourragères est inutile. Après, le combat démarre. « Au début, il vaut mieux se tourner vers les techniciens pour apprendre à observer ses parcelles, confie Fabrice Cuenot. Dès la lutte enclenchée, ne jamais baisser la garde. » De nouvelles études sont en cours en Franche-Comté. « Elles cherchent à déterminer les causes du déclin des populations, indique Yves Michelin. L’utilisation de drones pour la géolocalisation des taupes est à l’étude. » En Auvergne, la profession s’est positionnée en faveur de quatre programmes de recherche : de nouvelles molécules campagnolicides, l’immuno-contraception, les phéromones ou l’utilisation des parasites, virus ou bactéries responsables du déclin des campagnols.
(1) Bromadiolone : un anticoagulant puissant dont l’utilisation est strictement réglementée.