Le désespoir, un tabou

Engagés dans une procédure judiciaire, certains chefs d’entreprise ne voient pas d’issue à leurs difficultés. Longtemps tabous, leur souffrance aiguë et le risque de suicide commencent à être reconnus par les tribunaux. Pour les agriculteurs aussi, quand la liquidation menace, la montée des marches du tribunal de grande instance suscite une peur bleue. La salle d’audience peut devenir le théâtre d’effondrements personnels, laissant juges, procureurs, greffiers démunis, voire maladroits, car non formés à cette détresse.

Une main tendue

Face au risque de suicide chez les agriculteurs, il était urgent de tisser une toile d’araignée de protection. La seule réponse juridique ne suffit plus. Le dispositif Apesa agricole a été expérimenté depuis janvier 2015 à Saintes, puis étendu à Angoulême et La Rochelle. Il est financé par la MSA. Il déploie une cellule d’aide psychologique aux exploitants en souffrance aiguë. C’est une déclinaison du dispositif Apesa, aujourd’hui présent dans une dizaine de tribunaux de commerce en France pour les autres chefs d’entreprise.

Des sentinelles

Quand une sentinelle formée (juges, greffiers, assistantes sociales, etc.) détecte un profond mal-être chez un agriculteur, elle envoie, avec son accord, une fiche alerte à une infirmière coordinatrice. Celle-ci intervient en moins de douze heures, par téléphone. L’efficacité tient à la rapidité ! Et le contact à distance libère la parole d’exploitants, plus à l’aise avec l’infirmière qu’avec le psychologue.

Sur le champ

Parfois, nous arrivons de justesse. « Avez-vous pensé au suicide ? », demande-t-on rapidement. Cette verbalisation de la douleur n’a jamais été faite. Étonné, l’exploitant vide son sac, pendant plusieurs heures s’il le faut. L’infirmière passe ensuite le relais à des psychologues du secteur pour plusieurs séances. Je me souviens d’un agriculteur rencontré dans son champ, profondément touché de cette démarche de consultation inversée.

La souffrance est extrêmement intense car la perte des terres, transmises par les ancêtres, entre en jeu. La famille et le couple ressortent affaiblis, parfois brisés. Et le regard des parents, souvent à la ferme, pèse lourd sur le sentiment d’échec. Beaucoup s’enferment dans un mutisme. Dans l’intimité, avec le psychologue, ils racontent leur perte d’identité, de dignité. À nous alors de les aider à la « re-narcissisation ».

Culture du rebond

Depuis que les mondes judiciaire et de la santé travaillent ensemble, les juges n’ont plus la boule au ventre au moment d’annoncer une liquidation. Ils peuvent dire : « Oui, l’entreprise va être liquidée, mais on va vous aider. » Avant, personne ne s’autorisait cette bienveillance qui dissocie l’homme de son exploitation. Pourtant elle facilite le rebond. En sentinelles, certains des 22 agriculteurs suivis en 2015 tirent aujourd’hui la sonnette d’alarme pour des voisins au bord du gouffre.

Mathilde Leclerc

(1) Aide psychologique aux entrepreneurs en souffrance aiguë.