« La transmission, c'est un passage de relais entre générations : la course du cédant s'achève et le repreneur prend le bâton. En lui tournant le dos. »

 

Yves Le Guay, consultant en relations humaines (1), intervient fréquemment auprès de Gaec et sociétés. Il tient à cette métaphore : « Une génération va s'effacer, l'autre s'affirmer.

 

Le conflit de génération est presque inévitable : ils n'ont pas le même âge ni la même conception du travail et souvent de la vie de famille.

Pour le cédant, son exploitation c'est sa vie, son oeuvre. Souvent il y a sacrifié un revenu immédiat pour investir, parfois sa présence auprès de sa famille.

Pour certains, laisser la place est un soulagement. Pour ceux qui n'ont pas préparé leur retraite, c'est douloureux. »

Les points communs

Virginie Rousselin, de l'Atag (2), spécialiste des relations humaines, insiste sur cette ambiguïté : « Le cédant a envie d'arrêter mais sans renoncer vraiment à poursuivre. D'où parfois des comportements déroutants ou ambigus.

Le repreneur, de son côté, veut se réaliser. Dans le même temps, il craint de ne pas y arriver dans un monde de plus en plus incertain. Le cédant voit parfois les innovations de l'arrivant comme une remise en cause de ce qu'il faisait.

 

Il n'y a pas ceux qui ont tort et ceux qui ont raison. Il faut juste en prendre conscience. A chacun de se demander ce que vit l'autre », conseille-t-elle.

 

Mieux vaut donc insister sur ce qu'ils ont en commun, propose Virginie Rousselin : « Le devenir de l'exploitation, l'envie d'être indépendant, la vision de l'agriculture. La différence d'âge n'est pas si importante lorsque l'on partage des valeurs fortes. »

Avant la période de transition, les deux protagonistes gagnent à clarifier le temps de l'accompagnement : dans quelles conditions travaillent-ils ensemble ? Les terres seront-elles vendues ou louées ? Quel est le sort des bâtiments ? A quel prix ? Le cédant aura déjà demandé son relevé de carrière pour se mettre dans la peau d'un futur retraité.

Yves Le Guay lui suggère de se demander ce qu'il attend du repreneur : « Comment aborder les candidats à la reprise ? Comment mettre en valeur son exploitation aux yeux du repreneur ? Sur quoi peut-il lâcher prise ? Quelles relations imagine-t-il après la transmission ?

Du côté du repreneur aussi, les questions ne manquent pas pour cette aventure pleine d'incertitude : est-il prêt à s'investir dans la durée avec compétence ? Avec enthousiasme ? A-t-il confiance en lui, en l'avenir. Il ne peut pas y aller à reculons.

Son projet est-il viable et vivable ? » Enfin, que se passera-t-il s'il y a rupture ? « Le jeune et le cédant vont se donner à fond pendant la période d'essai. Ils risquent d'être très dépités si cela n'est pas concluant. Il est important de s'économiser humainement », conseille Virginie Rousselin.

Etre clair en famille

En famille, la transmission est vécue à tort comme « un processus naturel » allant de soi. « Attention, poursuit Yves Le Guay, on n'installe pas son fils contrairement à l'expression consacrée : c'est son projet.

Je conseille aux jeunes de travailler un temps en dehors de l'exploitation familiale pour ne pas endosser une veste taillée pour eux sans leur avis. Ils ne doivent pas se sentir liés. Les liens de sang ne garantissent pas la bonne entente. »

En famille aussi, chacun se demandera quel est le contrat professionnel qui les lie. Sur quel partage de responsabilité, quel pouvoir de décision ?

« Il faut en parler en dehors des repas de famille, dans un lieu professionnel pour bien distinguer le métier et le lien affectif. »

Parrainer le « hors-cadre »

En transmission hors cadre, la période de parrainage est cruciale. « Le cédant attend parfois trop du repreneur, qu'il soit une sorte de fils adoptif. Mieux vaut séparer les genres », conseille Virginie Roussellin.

Le repreneur va découvrir l'exploitation, son environnement. Il va tester son goût pour le métier, voir si son projet est viable et vivable.

« Le cédant s'entraîne à lâcher prise, se fait à l'idée qu'il va céder, voit s'il s'entendra avec son successeur. L'exploitation va continuer, même si ce n'est plus sous sa dictée. Il y aura des frottements mais ils sont inévitables : le rêve de l'un percute le rêve de l'autre. La réalité s'y ajoute », conclut Yves le Guay.

Il rappelle : « On ne peut pas tout transmettre, l'expérience en particulier, ce vécu singulier unique que chacun se construit. Le repreneur succède. Il ne remplace pas le cédant. Il trouve sa place sur l'exploitation. Mais c'est une autre place, la sienne. »

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(1) Membre de Triade conseils.

(2) Atag : Association tarnaise pour le développement de l'agriculture de groupe.

 

Expert : DANIÈLE GUILBAUD, conseillère en transmission à la chambre d'agriculture (Saône-et-Loire)

 

« Quelle place pour l'arrivant ? »

« Ceux qui recherchent un repreneur ou un associé bénéficient d'un accompagnement avant de s'inscrire au répertoire à l'installation.

Lorsqu'un Gaec père-fils recherche un associé, cela se double d'une transmission : le père veut trouver celui qui reprendra ses parts, le fils celui avec qui il devra travailler.

Jusque-là, père et fils ont travaillé comme s'ils avaient le même âge, sans anticiper la transmission.

Les associés doivent se demander quand aura lieu la transition. Quel est le montant du capital à céder ? Quelle place ils feront à l'arrivant ? Quelles responsabilités il exercera ?

Il faut lui présenter un profil de poste. On ne remplace jamais exactement une personne par une autre. La logique patrimoniale est encore la plus prégnante.

Alors ont-ils fait le tour des possibilités offertes par la famille, par leur voisinage ? Souvent, ils ferment des portes avant même de les avoir ouvertes. »

 

Expert : BRIGITTE CHIZELLE, sociologue à Autrement dit (Rhône-Alpes)

 

« Les mots désamorcent les conflits latents »

« Autrement dit (1) propose depuis une dizaine d'années des formations pour accompagner ceux qui transmettent et reprennent des exploitations.

La première étape est de clarifier ses idées : celui qui part doit réaliser qu'il cède sa ferme mais pas forcément le projet qui allait l'accompagne. Le jeune reprend un potentiel pour réaliser son propre projet. D'où l'intérêt de discuter avec un tiers formateur qui favorisera la parole de chacun.

A 55 ou 60 ans, le cédant est tiraillé entre l'envie d'arrêter et le désir de continuer. Pour transmettre, il devra lâcher prise et faire de la place au jeune.

De son côté, ce jeune vit une étape importante : il va s'engager pour une longue durée, dans un monde où les jeunes se sont « nomadisés ».

Avant, dans la vie, on n'avait qu'un seul métier. Aujourd'hui, le jeune « nomade » se dit : « Je fais cela, je verrai ensuite. »

Je propose à ceux qui me disent ne pas avoir de successeur familial d'en parler à leurs enfants avant de se lancer dans la recherche d'un repreneur « hors cadre ». Car, vers la trentaine, certains peuvent se demander pourquoi ne pas reprendre la ferme des parents ? Cela fait aussi partie du nomadisme.

La transition se passe mieux quand le cédant a mis au clair ses enjeux, ses valeurs et ses besoins, ce qui est négociable, ce qui ne l'est pas : veut-il partir ? Que deviendront la maison, les bâtiments ? Quels sont ses projets de retraite ? Mari et femme n'ont pas toujours les mêmes besoins ou les mêmes rêves. En prendre conscience et le dire peut libérer.

Lors d'une transmission en famille, il est important de discuter : le père aide et protège le fils qui va reprendre. Il songe au maintien de la renommée de la ferme pendant que la mère a le souci du maintien de la cohésion familiale. Mettre des mots désamorce les incompréhensions.

Celui qui cède à un « hors-cadre » aura une écoute bienveillante et approfondie du projet de reprise pour passer au-delà des idées reçues.

La multiplication des rencontres favorise la réelle connaissance du repreneur et les chances d'instaurer la confiance. Il faudra parler argent, se fixer des échéances.

Mieux vaut enlever les zones d'ombre et dire avec tact ce que l'on pense, même ce qui risque de déplaire. Si, au final, l'un des deux dit « stop », il gagnera à en expliquer les raisons à l'autre.

Ensuite, au moment de choisir un repreneur, est-ce celui qui fera le plus gros chèque qui aura les faveurs du cédant ? Ou celui qui lui permettra de mieux vivre l'étape d'après ?

Enfin, le cédant gagnera à aider le repreneur choisi à s'inclure dans le territoire. Lors de la phase de transition, chacun s'ajustera au rythme de l'autre : le cédant a besoin de temps pour faire de la place. Le jeune aussi : pour apprendre, il a besoin d'expérimenter, voire de faire des erreurs et de bénéficier de certains savoir-faire de son prédécesseur.

Le cédant peut oser dire ses doutes mais sans remettre en cause la personne : « Je ne l'aurais pas fait comme cela » plutôt que « Tu as mal fait ».

Le grand danger, ce sont les non-dits. L'installation a vraiment lieu le jour où le jeune exerce pleinement le pouvoir de décision. »

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(1) Les deux intervenants d'« Autrement dit » sont Brigitte Chizelle, sociologue et formatrice, et Dominique Lataste, psychosociologue et formateur.