Alice Barthez travaille avec des groupes d'agriculteurs sur les relations au coeur des exploitations.

 

La France Agricole : Pourquoi dites-vous qu'avoir un statut ne suffit pas à se sentir bien dans son métier ?

A. B. : Sortons de la plainte. Avoir un statut, c'est nécessaire, mais cela ne résout pas tout. Il y a autre chose à l'intérieur de soi qui empêche d'exister, un ennemi intérieur qui dit je ne vais pas y arriver, je ne suis pas capable.

C'est ce doute qu'il faut travailler. N'attendons pas toujours un avis favorable du mari pour se sentir bien. Assumons un refus car cela fait partie de toute relation à l'autre. Cela exige d'être capable d'assumer sa solitude.

F.A. : Découragez-vous l'installation en couple ?

A. B. : Une lutte n'a souvent pas été menée : celle d'être soi, de tenir debout toute seule. Combien de femmes me disent : « Je ne peux pas faire cela à mon mari, à mes parents, à mes beaux-parents. »

Certes, il y a un risque de décevoir les autres. Mais donner son point de vue est nécessaire pour être reconnue. Il ne s'agit pas de faire l'éloge de l'individualisme. Sans rapport aux autres, on n'existe pas. Mais le collectif n'existe qu'entre personnes libres et non dans une relation de soumission ou d'oppression.

F.A. : A quand remonte cette répartition des rôles entre hommes et femmes ?

A. B. : Le code Napoléon (1804) a assigné des rôles précis et complémentaires : l'homme est instrumental, sa compagne est expressive. Cette division est arbitraire et mutilante car chacun détient les deux aptitudes et a besoin de les développer.

F.A. : Peut-on arriver à une égalité réelle ?

A. B. : La femme n'est pas un homme comme un autre : elle a un « masculin » spécifique comme l'homme a un « féminin » spécifique. Si la femme estime devoir faire comme un homme, elle se maintient dépendante.

Pourquoi ne pas valoriser les apports spécifiques des agricultrices, leur redoutable créativité, leur vision de l'ergonomie : leurs remarques sur la maniabilité des tracteurs profiteront à leurs collègues masculins, qui peuvent aussi avoir mal au dos.

Mais ne soyons pas naïfs : lors d'une enquête statistique dans les années 1990, j'ai souligné que les hommes détenaient les quatre cinquièmes du capital foncier. La propriété foncière est importante dans la distribution des rôles.

F.A. : Ce que vous dites des femmes ne pourrait-il pas s'appliquer à tous les jeunes ?

A. B. : Tout jeune installé devrait arriver avec l'état d'esprit d'un « hors-cadre ». Les jeunes savent ce qu'ils doivent à leur famille. Mais il leur faut une distance pour devenir ce qu'ils sont. Les jeunes agricultrices ont un besoin essentiel d'indépendance par leur travail.

Elles ont parfois l'impression de disputer leur place à l'ancien qui, malgré sa retraite, reste sur l'exploitation. Et le malaise est accru quand les parents assurent la garde de leurs petits-enfants.

Les chambres d'agriculture devraient proposer des formations pour préparer les agriculteurs à la retraite non comme une fin en soi mais comme une conversion d'activité et un changement de vie. »