C'est une évidence : les animaux se déplacent. Il ne suffit donc pas, pour enrayer le déclin de la biodiversité, de mettre sous cloche quelques espaces naturels remarquables en créant des zones protégées. Il faut également permettre aux espèces de circuler d'un milieu à l'autre, et donc reconnecter ceux-ci entre eux. C'est ce que prévoit le Grenelle via la Trame verte (milieux naturels terrestres) et bleue (milieux aquatiques), qui impose le maintien et la remise en état de « corridors écologiques ». Les régions ont (en théorie) jusqu'à fin 2012 pour identifier leur Trame verte et bleue (TVB) et élaborer un plan d'action pour sa mise en oeuvre concrète. Si certaines se penchent à peine sur le sujet, d'autres ont été pionnières en la matière... et n'ont plus qu'à se mettre en conformité avec les décrets Grenelle. Dans tous les cas, une chose est certaine : la politique TVB n'aura aucun succès si elle n'est pas co-construite avec la profession agricole, qui gère l'essentiel de l'espace ouvert.
Ainsi, pour Bruno Roussel, les agriculteurs doivent se sentir à l'aise vis-à-vis de la TVB. « Nous avons mis en place des MAE, installé 6 900 ha de bandes enherbées le long de nos 6 000 km de rivières, planté des haies dans les zones de cultures... Si quelqu'un a fait quelque chose pour la Trame verte et bleue dans la région, c'est bien le monde agricole ! », plaide cet élu à la chambre d'agriculture du Nord-Pas-de-Calais. Mais les politiques ont leur propre vision de la TVB.
Le sujet est particulièrement sensible dans le Nord-Pas-de-Calais depuis que le conseil régional, s'estimant en retard sur le dossier de la biodiversité, a adopté fin 2006 deux directives régionales d'aménagement : l'une sur la maîtrise de l'étalement urbain, l'autre sur la TVB. « Notre territoire ne compte que 13 % de milieux naturels et 8 % de forêts, alors que la moyenne française est respectivement de 38 % et 30 %, justifie Emmanuel Cau, élu Europe Ecologie en charge de l'environnement au conseil régional. Le but n'est pas d'arriver à la moyenne nationale mais de restaurer des services écosystémiques dont on manque. »
RIRA BIEN QUI BOISERA LE DERNIER
Ces arguments ont motivé entre autres le lancement du plan de reforestation, qui a cristallisé les tensions entre la Région et les agriculteurs. En prévoyant de doubler la surface boisée du Nord-Pas-de-Calais d'ici à trente ans, ce plan menacerait 10 % des terres agricoles, selon la profession. Les agriculteurs ont riposté en allant boiser un terrain vague près du conseil régional, tout en réclamant une concertation sur le sujet. Parallèlement, la directive TVB a commencé à être déclinée – de manière variable – dans les territoires. Certains élus ont associé le monde agricole à leurs réflexions (lire l'encadré ci-dessous) mais, dans d'autres territoires, les représentants de la profession « n'étaient même pas au courant de ce qui se faisait ».
Depuis l'adoption de la loi Grenelle, et plus particulièrement la parution des décrets sur la TVB l'été dernier, l'Etat a repris la main sur le dossier. Dans chaque région, sa mise en oeuvre doit désormais être copilotée par l'Etat (Dreal) et le conseil régional, et faire l'objet d'une concertation entre tous les acteurs des territoires, des élus aux associations, en passant par les organismes socioprofessionnels et les usagers de la nature. Mais si certaines régions ont convié des représentants de chaque chambre d'agriculture et de différentes organisations de producteurs, le rapport de force est beaucoup plus déséquilibré dans le Nord-Pas-de-Calais. « Sur une soixantaine de membres, le comité de pilotage régional ne compte qu'un seul représentant du monde agricole, alors que les agriculteurs entretiennent 75 % du territoire de la région, fulmine Bruno Roussel. Par contre, on a un représentant de chaque association environnementale ! » Une situation qu'il espère voir se rééquilibrer à l'automne.
Les régions qui avaient pris de l'avance par rapport à la publication (certes tardive) des décrets doivent aussi remettre leur schéma de Trame verte et bleue aux normes Grenelle : échelle au 1/5 000e, espèces animales à prendre en compte, cohérence inter-régionale et transfrontalière, etc. Une fois que la cartographie de la trame régionale est élaborée, il reste à descendre au niveau de la parcelle. C'est un travail de calage sur le terrain, avec les acteurs locaux, qui permet ainsi de déterminer le tracé précis et définitif des corridors.
TENSIONS SUR LE FONCIER
L'enjeu est de taille car le Grenelle prévoit que la TVB soit prise en compte dans les documents d'urbanisme lors de leur prochaine révision, et au plus tard en 2016. Pas de panique, la loi précise que la TVB est censée « prendre en compte les activités humaines et les enjeux conomiques » ! « Il n'est pas question de tout classer en réserve naturelle », rassure de son côté Emmanuel Cau, qui précise qu'un corridor « n'est pas obligatoirement formé d'un linéaire continu mais peut être disposé en “pas japonais”, contourner une commune, etc. ». Heureusement. Car une fois inscrit dans un PLU (Plan local d'urbanisme) en tant que zone naturelle, agricole, urbaine ou urbanisable, un espace voit sa destination figée. Avec les conséquences que cela entraîne : inconstructibilité, interdiction de mettre en culture, etc. « Dans un PLU, même un arbre isolé peut être sanctuarisé », s'alarme Bruno Roussel, qui note que dans le Nord-Pas-de-Calais, certains territoires sont déjà partis sur de mauvaises bases. « Pour planter des haies le long des chemins, des élus projetaient d'exproprier les agriculteurs sur 5 m de chaque côté... »
Il y a donc des tensions sur le foncier. Pour ne rien arranger, pointe la menace d'une double peine via les « mesures compensatoires ». « Par exemple, en cas de déboisement, il y a obligation de reboiser quatre fois la surface déboisée », illustre Monique Six, à la chambre d'agriculture du Nord-Pas-de-Calais, qui redoute que l'agriculture serve de variable d'ajustement lorsqu'un projet d'infrastructure empiète sur un corridor.
La traduction de la TVB dans les documents d'urbanisme peut aussi faire naître d'autres contraintes. « Les communes peuvent imposer des règles sur les clôtures dans les zones classées comme corridor biologique, appréhende Janick Huet, à la chambre d'agriculture des Pays de la Loire. Par exemple poser les clôtures dans le sens du corridor pour faciliter la circulation de certaines espèces. »
La profession est en alerte partout où des élus ont pris de l'avance sur la TVB. En Bretagne, « quelques territoires pilotes ont commencé à traduire les grandes orientations du Schéma régional du patrimoine naturel dans leurs documents d'urbanisme, dévoile Guillaume Lesage, au conseil régional. Mais ça reste expérimental. » Pourtant, déjà « de nouveaux zonages apparaissent dans les documents d'urbanisme et il y a régulièrement des tentatives pour y inclure des règles imposant certaines pratiques : prairie ou pas, épandage ou pas, etc., observe Patrick Edeline, à la chambre d'agriculture d'Ille-et-Vilaine. On se bat pour que les collectivités n'aillent pas au-delà de leurs prérogatives. » Pour l'heure, les agriculteurs bretons sont surtout sensibilisés à la Trame bleue (même si le terme de trame bleue est peu utilisé). Si son identification (recensement des cours d'eau, zones humides, etc.) est plus avancée que la Trame verte, le principe est identique. « Des inventaires ont été réalisés et le débat porte aujourd'hui sur les règles qu'on impose dans les différents zonages. » Le débat fait rage dans certaines aires de captage françaises (lire l'encadré page 50).
DOUBLE TRANCHANT
Autre région, même souci. En Rhône-Alpes, le département de l'Isère a établi un inventaire de ses réseaux écologiques dès 2001, emboîtant le pas à la Suisse. Aujourd'hui, certains documents d'urbanisme de la région grenobloise reprennent des éléments du réseau écologique de 2001 (même s'ils devront être retravaillés suite au Grenelle). Or dans cette région encaissée entre les montagnes, les terrains plats et fertiles sont convoités par la ville et l'agriculture. L'inscription des continuités écologiques dans les documents d'urbanisme est à double tranchant. « Dans notre contexte périurbain, mieux vaut être sur un corridor biologique qu'en dehors », affirme Thierry Loeb, à l'Adayg (Association de développement de l'agriculture dans l'Ygrenoblois). « Idem pour une zone humide. C'est une protection contre l'urbanisation. » Ce qui est vrai à condition que les corridors écologiques restent inscrits en zone agricole dans le PLU. Or « les bureaux d'études auraient tendance à vouloir classer tous les espaces TVB en zone naturelle (excluant toute activité économique), s'inquiète Jean-Sylvain Goutelle, à la chambre d'agriculture de l'Isère. Et ce sont souvent des terres à fort potentiel. »
L'autre préoccupation vient du fait que « certaines communes croient qu'elles peuvent faire ce qu'elles veulent », comme le constate Thierry Loeb. « Nous avons vu des PLU qui ont classé des espaces agricoles avec un indice Co (pour corridor) et qui ont décrété leur inconstructibilité – y compris pour les bâtiments agricoles. Une autre encore voulait y imposer du maraîchage bio (sans avoir la maîtrise du foncier). » L'Adayg et la chambre d'agriculture sont montées au créneau et les communes ont fait marche arrière sur les pratiques qu'elles voulaient imposer. « Il reste aux collectivités la possibilité d'acquérir du foncier et de proposer aux agriculteurs des baux environnementaux, note Thierry Loeb. Mais, pour l'instant, c'est surtout par la gestion concertée qu'on peut arriver à faire des choses. » (Lire ci-dessous).
Or, la concertation avec le monde agricole n'a pas toujours été de mise. « La démarche TVB a été engagée sans que le monde agricole y ait été associé, alors qu'il est le seul non seulement à habiter sur ce territoire mais aussi à en vivre, s'indigne Yves François, élu à la chambre d'agriculture de l'Isère. Il faudrait commencer par valoriser tout ce qui a été fait par l'agriculture dans le domaine de la biodiversité, puis voir ce qui peut être amélioré, reprend-il. Des changements de pratiques agricoles sont possibles, à condition de ne pas les imposer de l'extérieur. Quitte à développer des partenariats dans des domaines de compétences que l'on n'a pas... y compris avec des naturalistes. »
CHANGEMENT DE PRATIQUES
Faire évoluer les pratiques agricoles dans les zones de corridors, c'est bel et bien un souhait du conseil général de l'Isère. C'est pourquoi il a chargé la chambre d'agriculture et l'Adayg d'étudier « les possibilités d'évolution de l'agriculture dans l'espace corridor ». Pour Jean-Pierre Michalat, dont l'exploitation est située sur un corridor, les propositions qui ressortent de cette étude vont « des plus basiques aux plus irréalistes ». Pour la réduction d'intrants ou les bandes enherbées le long des cours d'eau, la réglementation va déjà dans ce sens. Mais certaines propositions évoquent le passage en bio sur la zone du corridor, ou l'introduction de prairies à la place du maïs. « Etant donné qu'il n'y a pratiquement plus d'élevage par ici, que ferait-on de cette herbe ?, interroge l'agriculteur. Si on veut changer radicalement le système, ça a un coût. Or les compensations financières sont en-deça de ce qu'il faudrait pour impulser une dynamique. »
Or le Grenelle ne donne aux élus que les outils juridiques. Pour le financement de la TVB, la loi ne prévoit pas la création de nouveaux outils mais recommande de s'appuyer sur les outils existants, notamment les outils contractuels. Globalement, c'est la concertation entre les acteurs locaux qui permettra de trouver (ou non) les leviers pour susciter l'adhésion à la démarche TVB. La réflexion a bien avancé dans certaines régions, même si l'on n'en est encore qu'aux balbutiements.
En Ile-de-France, la TVB devrait venir s'inscrire dans la continuité du programme Prairie, issu d'une réflexion engagée en 2007. Une démarche concertée entre agriculteurs, naturalistes, chasseurs et élus locaux, réunis dans un comité technique Biodiversité, avait donné naissance à une MAET Biodiversité en 2009.
En Bretagne, « il existe un programme, Breizh Bocage, mais il s'agit plutôt de saupoudrage pour l'instant, expose Guillaume Lesage, au conseil régional. De même pour les zones humides. Il faudra travailler avec la profession agricole pour adapter ces programmes et mettre en place des instruments financiers pour les accompagner. » La Région pourrait aussi recycler ses « contrats nature », qui pourraient être réorientés pour financer la TVB. Ces contrats concernent les milieux naturels tels que tourbières, landes et zones humides. Ils consistent à mettre en oeuvre un programme étalé sur quatre ans – diagnostic, plan de gestion, travaux puis ouverture au public –, moyennant un financement de 60 % par la Région. Ils sont signés avec des collectivités qui travaillent elles-mêmes avec des agriculteurs. Quelque 5 000 ha sont concernés (140 contrats). « Ces contrats pourraient être retravaillés en concertation avec la profession agricole », suggère Guillaume Lesage.
CONTRAT TRAME VERTE
L'Alsace, qui a lancé sa politique Trame verte dès 2003, s'est rendu compte au bout de trois ans qu'elle travaillait très peu avec les agriculteurs. Pour pallier ce manque, un « contrat trame verte » a été lancé en 2007. « La Région apporte une aide de 80 % aux agriculteurs pour planter des infrastructures vertes (haies, bandes enherbées...) sur leur parcellaire, explique Christian Dronneau, chargé d'étude TVB à la Région. Il s'agit d'un contrat moral, sans engagement écrit. Il n'y a donc pas vraiment de cahier des charges mais plutôt un guide de bonnes pratiques. L'idée étant d'être le plus incitatif possible, donc de ne pas imposer trop de contraintes. »
Les candidats ne se bousculent pas encore pour les contrats Trame verte. Peut-être parce que la profession agricole « a l'impression qu'on lui demande de compenser tout un tas d'atteintes à l'environnement, qui ne sont pas forcément dues à l'agriculture mais plutôt à l'urbanisation, aux projets routiers, etc. », explique Philippe Osswald, à la chambre d'agriculture d'Alsace. Cependant d'autres mesures, comme le plan Hamster qui vise à reconstituer un habitat favorable au rongeur (céréales à paille) sur certaines zones sensibles, ont rencontré davantage d'adhésion via les MAET, et ce bien qu'il s'agisse de sauver une espèce hier classée nuisible. Globalement, « la TVB aura de meilleures chances de succès si elle se combine à d'autres enjeux, estime Philippe Osswald. Nous voudrions relier l'enjeu de la biodiversité à la lutte contre l'érosion, la qualité de l'eau ou encore l'attractivité touristique (via la préservation des paysages). »
Aujourd'hui, « nous réfléchissons avec la profession agricole aux possibilités offertes par le Grenelle », indique Christian Dronneau, évoquant la valorisation des haies en bois-énergie et l'agroforesterie. L'idée étant que les actions en faveur de la biodiversité doivent trouver une intégration dans des filières économiques.