Plus de sept mille agriculteurs se sont mobilisés à l'appel du syndicalisme majoritaire, les 11 et 12 juin derniers, pour bloquer les plates-formes d'approvisionnement des grandes surfaces. Des fédérations départementales sont encore à pied d'oeuvre aujourd'hui. Les producteurs exigent de la transparence dans la formation des prix alimentaires.

Mais si les marges des distributeurs restent opaques, que dire de celles réalisées par les industries agro-alimentaires et certaines coopératives agricoles ? La question est soigneusement évitée. La grande distribution est un ennemi consensuel et fédérateur.

La contre-attaque des distributeurs ne s'est pas fait attendre. Le très médiatique Michel-Edouard Leclerc a choisi les pages du Figaro du 15 juin pour sortir ses griffes: «Nous ne voulons pas être le bouc émissaire d'un syndicalisme qui ne se remet pas en cause et qui ternit l'image de la distribution avec de faux procès». Expert en communication, le président des centres Leclerc appuie là où ça fait mal: «Le front syndical est divisé, ce qui pose au passage le problème de la représentativité de la FNSEA».

Jean-Michel Lemétayer, président du syndicat majoritaire, s'insurge: «Michel-Edouard Leclerc ment quand il prétend que nous connaissons parfaitement les marges. Il ment quand il dit que j'ai trompé les agriculteurs, a-t-il lancé, en réponse dans Les Echos, deux jours plus tard. Les consommateurs sont convaincus d'être abusés. Les parlementaires réclament de l'ordre dans les relations commerciales. Et nous aurions toujours tort ?»

La grande diversion

«La FNSEA vit sur le mythe de l'unité paysanne. Mais la défense des uns ne fait pas forcément le bonheur des autres», brocarde Philippe Collin, porte-parole de la Confédération paysanne. Tous les agriculteurs ne se reconnaissent pas dans les opérations de blocage, comme certains producteurs de fruits et légumes ou ceux qui fournissent directement les grandes surfaces.

Certains analysent le retournement tardif de la FNSEA contre les distributeurs comme une tentative précipitée pour faire oublier le désaccord sur le prix du lait. Le 3 juin dernier, sous la pression politique, l'interprofession laitière s'est entendue sur un prix moyen à l'année compris entre 262 et 280 euros les mille litres de lait.

Un accord «insuffisant mais indispensable», justifie la FNSEA. Cet arbitrage est vécu comme une trahison par certains acteurs de terrain qui espéraient un prix à plus de 300 euros. Plusieurs FDSEA ont manifesté leur incompréhension aux côtés des syndicats minoritaires. William Villeneuve, président de Jeunes Agriculteurs (JA), considère qu'un «accord qui ne rémunère pas le prix du lait est un mauvais accord». Il devenait urgent pour la maison mère de resolidariser ses troupes.

Pédalage à contresens

Selon la Coordination rurale, «le gouvernement et le tandem FNSEA-JA ont déployé beaucoup d'énergie pour détourner la colère des agriculteurs». Mais peut-on encore parler de tandem? Ils sont de plus en plus nombreux, au sein des JA, à ne plus vouloir pédaler dans le même sens que leurs aînés.

Leur congrès, qui s'est tenu à Saint-Flour (Cantal), du 9 au 11 juin, témoigne de ce trouble. La FNSEA a été vivement conspuée par l'assemblée et Michel Barnier a achevé son dernier discours en tant que ministre de l'Agriculture sous les sifflets. Les jeunes céréaliers n'ont pas oublié non plus le positionnement commun du gouvernement et de la FNSEA sur le réaménagement de la Pac.

Quant aux éleveurs, ils ne pardonnent pas l'arbitrage du 3 juin sur le prix du lait. Beaucoup reprochent à la grande maison l'ambiguïté de ses rapports avec le gouvernement. «Lemétayer, producteur ou politique ?», ont affiché des congressistes sur leur T-shirt.

Accusé de double-jeu politique et de frilosité syndicale, Jean-Michel Lemétayer n'était pas présent au congrès pour répondre aux critiques, victime d'un vol annulé. Le président a laissé son secrétaire général, Dominique Barrau, supporter les foudres des jeunes. Ce dernier avait déjà remplacé au pied levé son président à l'occasion du congrès de la FNSEA, en avril 2009, pour faire face à la colère des céréaliers. Les JA retrouveraient-ils leur rôle initial de poil à gratter de la grande maison ? Au regard du peu d'alternatives proposées par les minoritaires, le monde agricole a besoin de forces de proposition.

 

Le gouvernement en faveur des agriculteurs

Suite à la demande de la FNSEA et des JA, les acteurs de la filière agro-alimentaire se sont réunis, mercredi 17 juin, à Bercy, «en vue d'améliorer la transparence dans les mécanismes de formation de prix et la loyauté des relations commerciales». Sous l'impulsion de Michel Barnier, ministre de l'Agriculture, et de Luc Chatel, secrétaire d'Etat à la consommation, un bilan de la loi de modernisation de l'Economie (LME) sera dressé, fin 2009, et six groupes de travail seront mis en place pour renforcer la contractualisation entre producteurs et transformateurs.

Les ministres ont par ailleurs confirmé la création d'une brigade de contrôle de la LME et l'accélération des travaux de l'observatoire des prix et des marges. Reste maintenant à savoir quelle sera la portée de ces engagements.Lors de cette réunion, seule la Fédération commerce et de la distribution (FCD) était présente pour représenter les enseignes. Christine Lagarde, ministre de l'Economie, n'a pas souhaité assister à la rencontre. Quant à la Confédération paysanne et à la Coordination rurale, elles n'étaient pas conviées.

 

 

Roger le Guen, sociologue à l'Esa d'Angers : «Le libéralisme prend le syndicalisme majoritaire à revers»

Les JA reprochent à la FNSEA sa frilosité. Comment analysez-vous ces tensions ?

R. Le Guen : c'est une position historique pour les JA que d'être le «poil à gratter» de la FNSEA. Pour autant, ils ont du mal à être actuellement force de propositions, à part peut-être la contractualisation collective. Le syndicat des JA est fragile en termes d'effectifs. Avant, c'était une école de la promotion sociale, une université sur le plan technique et économique, un lieu d'apprentissage de l'action collective. Aujourd'hui, les jeunes, qui sont plus diplômés, se sentent pleinement « adultes » dès leur installation et ils restent moins de temps aux JA. Les objectifs des JA ne sont, au final, pas très différents de ceux de la FNSEA.

La FNSEA, syndicat de services et de cogestion, est-elle dans une impasse en cette période de crise ?

La FNSEA, qui est un syndicat de compromis, se trouve quelque peu désemparée par la dérégulation de l'agriculture. Elle est dans une situation périlleuse, alors que la Pac traditionnelle s'efface et que l'Etat se désengage. Si elle défend une image classique des agriculteurs victimes des grands prédateurs du commerce et de l'industrie, cette stratégie mène à une impasse pour ce qui est de la formation des prix car les équilibres des marchés dépendent davantage de la politique publique. La libéralisation des marchés prend le syndicalisme majoritaire à revers, alors que dans le même temps, il est plutôt favorable à l'orientation politique du gouvernement.

Lors du dernier congrès de la FNSEA, éleveurs et céréaliers se sont affrontés. La stratégie de l'unité paysanne est-elle tenable ?

Ces difficultés ont toujours existé, mais s'accentuent. Les agriculteurs se spécialisent, ils sont très impliqués dans des logiques de filière et ont de plus en plus de difficultés à se comprendre. Toutefois, une forme de synthèse est nécessaire pour concevoir une logique environnementale et territoriale au-delà des filières. En fait, la FNSEA est plus menacée par l'affaiblissement que par l'éclatement.

Propos recueillis par Aurore Coeuru