C’est l’un des neuf objectifs de la future Pac : assurer un revenu juste aux agriculteurs. Les prix n’y suffisent plus depuis longtemps. Sans les aides de la Pac, plus de la moitié des exploitations françaises auraient un revenu négatif, selon le ministère de l’Agriculture. Bien que les plus fervents défenseurs de la Pac n’aiment pas la réduire à cet aspect, le premier enjeu de chaque réforme, une fois fixé le budget, reste le partage des aides. À ce sujet, les critiques ne manquent pas.

 

Pour paraphraser l’eurodéputé Jérémy Decerle (liste LREM), intervenant lors d’un webinaire sur la Pac le 7 juillet 2020, « le modèle actuel n’est pas nul, mais il a atteint ses limites ». La Cour des comptes, évaluant la répartition des aides directes du premier pilier de 2008 à 2015, ne dit pas autre chose. « Le mode de répartition de ces aides, facteur de fortes inégalités, n’a plus de justification pertinente », écrivait son président, Didier Migaud, le 18 octobre 2018.

Une « rente » injustifiée ?

Progressivement découplées de la production au fil des réformes de la Pac, les aides du premier pilier sont restées fortement couplées aux facteurs de production – hectares ou têtes de bétail. Conséquence logique, les grandes structures sont plus aidées. En France et en Europe, les montants des soutiens directs, mais aussi leur poids dans le revenu, augmentent avec la surface exploitée. La concentration des aides suit donc celle du foncier : dans l’Union européenne, 80 % des terres sont détenues par 20 % des exploitations, et 80 % des aides directes sont versées à 20 % des bénéficiaires (en 2015, derniers chiffres disponibles). En France, où des outils de régulation ralentissent la concentration des terres, les 20 % d’exploitations les plus aidées captaient « seulement » 54 % des aides. Mais cet écart, au lieu de se résorber, tend à se creuser – le rapport était de 20 % pour 47 % en 2006.

 

Avec une autre définition de la « taille » (tenant compte des hectares et des animaux), la Cour des comptes notait qu’en 2015, les grosses exploitations françaises touchaient en moyenne 37 % d’aides en plus par exploitant que les structures les plus modestes (1). Elle pointe dans certains cas une « rente » injustifiée. D’après son analyse, sur 1,75 Md€ d’aides directes versées entre 2008 et 2015, « 716 M€ ont bénéficié à des exploitants dont le revenu individuel dépassait déjà le revenu médian des ménages français ». Autre critique : les niveaux d’aides élevés seraient corrélés à des « investissements excessifs au regard des gains de productivité » et un recours accru aux intrants. Enfin, les aides n’auraient pas favorisé l’emploi, mais accéléraient le remplacement des hommes par des machines. C’est pour stopper cette hémorragie du monde agricole qu’une petite musique, autrefois marginale, se fait entendre. Elle comprend des variations autour d’un thème : la distribution des aides à l’actif plutôt qu’à l’hectare.

 

À l’automne 2019, France Stratégie, sorte de think-tank rattaché à Matignon, proposait de verser un paiement de base par unité de travail agricole, et non par hectare. Soit, vu l’enveloppe disponible, environ 8 000 € par actif agricole, exploitant ou salarié. L’idée avait un peu amusé le ministère de l’Agriculture. Beaucoup moins la Coordination rurale, qui s’était émue de la chute des aides pour certains exploitants. La FNSEA défend aussi « la répartition à l’hectare, avec des outils comme le plafonnement ou le paiement redistributif pour corriger les anomalies », selon l’élu Henri Brichart. Toutefois, l’envie de cibler les soutiens sur l’emploi agricole, portée de longue date par la Confédération paysanne et Jeunes Agriculteurs (bien qu’ils la conçoivent différemment), fait son chemin. C’est l’une des propositions publiées fin juin par la convention citoyenne sur le climat. C’est aussi l’esprit dans lequel se situe la Bretagne, qui demande aujourd’hui la gestion complète des crédits de la Pac, pour les plafonner drastiquement par actif.

Ne pas avoir peur

Au Parlement européen, l’ancien président de Jeunes Agriculteurs, Jérémy Decerle, juge que la Pac va devoir « prendre ses distances avec la notion d’aides à l’hectare », pour « arrêter de perdre des agriculteurs ». « Il n’y a aucune raison de se faire peur avec ce sujet si on l’anticipe », veut-il rassurer, alors que certains craignent que les pays ayant la plus forte population agricole captent l’essentiel du budget Pac. De fait, les montants de DPB (droit au paiement de base) à l’hectare varient aujourd’hui du simple au quadruple à travers l’Europe. Rien n’interdit a priori que les montants versés à l’actif soient différents d’un pays à l’autre pour respecter les dotations nationales actuelles. Même si cela augure de débats houleux au Conseil…

 

Tout le monde est au moins d’accord sur un point : si les clés de répartition devaient changer, ce ne serait pas pour la prochaine Pac. D’abord, parce qu’un virage à 180 degrés ferait trop de casse dans les exploitations. Ensuite, parce que la définition de l’« actif » agricole n’est pas au point. Sur ce sujet, ni le Conseil, ni le Parlement, n’ont encore arrêté leur position. En France, il y a autant de définitions de l’actif que de syndicats agricoles. Une manière de préparer la voie à un paiement forfaitaire par actif consiste à plafonner les aides par exploitation, en tenant compte de la main-d’œuvre. Sur le papier, c’est ce que propose Bruxelles dès la prochaine Pac. Mais tel qu’il est envisagé, le plafond toucherait moins de 1 % des exploitations françaises.

 

 

(1) exprimée en production brute standard (PBS).