La profession s’est levée d’un seul homme en août 2020. Après que la famille Divanac’h a dé­couvert des inscriptions sur le mur de son silo com­parant l’élevage à l’holocauste, des messages de soutien ont afflué de partout à la ferme familiale­ de Plonévez-Porzay, dans le Finistère.

« Un agriculteur est forcément isolé. Aussi, quand j’ai trouvé ces tags le matin du 28 août, je me suis senti mal, se souvient le fils, Guillaume Divanac’h, âgé de 26 ans. Mais très vite, j’ai reçu des messages réconfortants qui m’ont beaucoup touché. J’ai été surpris par le nombre d’attentions. Ça m’a aidé à faire face. »

« Un esprit de clocher »

De vive voix, par SMS, via l’application WhatsApp mais aussi sur les réseaux sociaux, les appuis sont venus en particulier des agriculteurs. « C’est vrai qu’on n’avait plus l’habitude de voir cela, souligne le père, Jean-Alain Divanac’h, président de la FDSEA du Finistère. Contrairement à ce qu’on entend, la solidarité perdure au sein du monde agricole, même si elle a changé. »

L’esprit d’entraide, souvent considéré comme « perdu » ou « oublié », a pris de nouvelles formes, à la manière des exploitations qui se sont éloignées, avec la baisse du nombre d’agriculteurs et leur agrandissement, mais qui se sont aussi diversifiées et spécialisées. « Les productions et les centres d’intérêt ne sont plus forcément les mêmes d’une ferme à l’autre, observe l’éleveur finistérien. Ce qui limite l’échange. Les groupes d’entraide se sont par ailleurs étiolés. À quatre ou cinq exploitations, un collectif se maintient. À trois, il peine davantage à s’organiser. Il a donc fallu inventer de nouveaux liens et espaces d’échange. »

Au milieu du siècle précédent, l’esprit de solidarité relevait encore d’un « esprit de clocher », poursuit-il. Les agriculteurs, souvent majoritaires au sein du village, faisaient communauté. « Nous partagions beaucoup de choses, dans une grande proximité géographique, mais aussi une coexistence un peu obligée. Ma génération née dans les années 1950-1960 a effleuré ce type d’entraide. Il faut dire que le travail manuel nécessitait de la main-d’œuvre et donc une solidarité de quartier. »

Les grandes tablées

Les grands repas préparés par les femmes pour marquer la fin des ensilages, des moissons et des vendanges étaient légion, et donnaient lieu à des moments de partage entre patrons et commis. « Avant la modernisation de l’agriculture, les pratiques d’entraide étaient fréquentes pour beaucoup de travaux comme les foins, mais aussi pour aider une vache à vêler et quantité d’autres services sans jamais attendre une compensation financière », note l’ancien syndicaliste de la Jeunesse agricole chrétienne (JAC), Médard Lebot, dans ses travaux sur La solidarité en milieu rural, présentés lors d’un colloque de l’Unité mixte de recherche (UMR) Espaces et sociétés (ESO).

« Le sens du gratuit »

« Les services étaient réciproques, ajoute-t-il, on ne calculait pas les heures du temps donné et, en plus, cette génération paysanne avait le sens du gratuit. La qualité des relations humaines était une priorité. Il est vrai qu’à cette époque la paysannerie vivait un peu en autarcie, repliée sur elle-même. »

« Il est important de se rappeler que ça n’était pas toujours mieux avant, en effet, confirme Gilbert Quillaud, ancien éleveur de bovins allaitants en Vendée, aujourd’hui administrateur et bénévole à Solidarité paysans 85 (lire page 44). En plus de l’entre-soi, nous avons pu assister, à une certaine époque, à des excès de convivialité car trop arrosés. »

Du partage à la sous-traitance

La disparition progressive du modèle familial et le recours à la délégation de travaux ont mis à mal l’esprit de solidarité : « Des engins débarquent le matin, les salariés partent manger à midi au restaurant, et le chantier est fini le soir, sans avoir parlé avec l’agriculteur », décrit Jean-Alain Divanac’h.

Afin d’établir les responsabilités de chacun en cas de soucis, la justice a par ailleurs rendu les échanges moins spontanés : dans le code rural, l’entraide agricole, inscrite dans la catégorie des contrats spéciaux, implique « une réciprocité d’obligations » désormais très encadrée. La compétitivité et l’ouverture aux marchés internationaux ont aussi ouvert la porte à davantage d’individualisme, note Médard Lebot.

Mais le progrès n’a pas pour autant étouffé la solidarité entre agriculteurs. En cas de coup dur, de maladie, de tempête­, de gel, d’incendie, de sécheresse, et depuis quelques années, face aux critiques et agressions extérieures, la profession se mobilise. Le développe­­ment des Gaec, des coopératives comme les Cuma, mais aussi de services de remplacement ou encore de grou­pes de discussion à l’instar des Ceta (Centres d’étude technique agricole) et plus récemment de collectifs d’agricultrices introduits par les Civam témoignent bien du renouvellement de la valeur « entraide ».

Logiciels et plateformes d’échange

« D’autres solidarités se sont créées », confirme le céréalier Baptiste Gatouillat, ex-vice-président du syndicat Jeunes agriculteurs. Avec huit autres collègues de l’Aube âgés de 36 à 65 ans, il a réalisé cet été sa quinzième moisson en commun, grâce à un logiciel de leur invention. « Notre système d’entraide est sans facturation. Nous échangeons du temps de travail. » Leur méthode s’appuie sur un double système de points : ils renseignent en temps réel, sur leur smartphone, le niveau d’avancement de leur moisson (par variété) et leur temps de travail. Tous sont amenés à aller sur les autres exploitations. « En quinze ans, nous avons gagné du temps, réduit nos coûts et fait face à un défaut de main-d’œuvre. »

À une échelle plus vaste, des plateformes de mises en relation réservées aux agriculteurs, telles qu’Echangeparcelle ou Mission pour des « coups de main » entre voisins ou encore Farmleap, le Ceta numérique et Agri-échange pour échanger du matériel, ont permis de réhabiliter la confiance et la mutualisation, même à distance. Sur les réseaux sociaux, des groupes de discussion entre agriculteurs ont aussi vu le jour, comme celui initié en 2016 par l’agricultrice Nadine Vitel, sur Facebook, intitulé « Paroles d’agricultrices face à la crise » agricole. L’entraide ne devient toutefois pas virtuelle. « Le numérique est un moyen pour rester en réseau et continuer à se venir en aide de façon concrète », explique l’agriculteur de l’Aisne, Bruno Cardot.

« Échanger via l’application Snapchat entre collègues, ça aide aussi, complète Guillaume Divanac’h. Contrairement à Tik Tok, le réseau est fermé et nous permet de discuter seulement entre nous sur le boulot au quotidien. »

Une valeur à cultiver

Dans les zones où la solidarité est la plus développée, les jeunes se révèlent plus nombreux à s’installer, relève le syndicaliste Médard Lebot. Pour preuve, l’association Terre de liens, relais avant tout entre citoyens et paysans, facilite aussi les transmissions entre agriculteurs avec la mise en place d’espaces-tests sur les exploitations. « Les nouveaux arrivants peuvent mesurer leur motivation et améliorer leurs compétences sur un ou deux ans. Ils payent un loyer moins élevé et ils ont accès aux outils de l’agriculteur », explique Pauline Thomann, chargée de mission à Terre de liens Alsace.

Face au renouvellement des générations, la solidarité est en effet « une valeur du métier qui doit plus que jamais se cultiver, confirme l’éleveuse devenue coach professionnelle, Sylvie Leroux. Cette valeur ne s’attrape pas, elle nécessite d’être entretenue. »

Elle réclame aussi toujours plus d’adaptations. À l’âge de 55 ans, un éleveur de vaches laitières dans l’Indre est décédé début décembre du Covid. Des délégués de la MSA Berry Touraine, acteurs bénévoles sur le terrain, sont venus en appui à la chambre d’agriculture et à l’assistante sociale en charge de la situation, afin de coordonner un réseau d’entraide pour notamment parvenir à sauver le troupeau.

Rosanne Aries

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