Dans le domaine des céréales, les facteurs « fondamentaux » qui définissent le niveau de l’offre et de la demande mènent souvent la danse. Le niveau de l’offre joue même avant que la récolte soit finalisée.
La particularité du marché des céréales est qu’il s’agit d’un « marché de rumeur et d’anticipation », comme l’explique Patrick Garnon, chef du service « Marchés et études de filières » à FranceAgriMer. Il rappelle l’impact réel de l’effet d’annonces de prévisions de récolte sur les marchés qui peut modifier de manière radicale les cours. Un marché de rumeur dû notamment à la mondialisation des céréales, ainsi qu’à leur caractère stockable et à leur prix très faible comparé aux autres matières premières.
1. Stocks très élevés
Cette campagne, ce sont bien les niveaux de l’offre et de la demande qui jouent un rôle prépondérant sur les cours, au plus bas depuis quelques mois. Les conditions climatiques ont permis de bonnes récoltes en 2015, aussi bien côté exportateurs qu’importateurs. Ce qui nous amène à la situation actuelle d’une offre excédentaire et d’une demande stagnante, voire en baisse. Avec, au final, un niveau de stocks mondiaux très élevé, évalué à 239 millions de tonnes en 2015-2016 pour le blé par le département américain à l’Agriculture. Soit un ratio de 30 %, presque aussi élevé que celui observé juste avant la crise de 2007-2008.
2. « Le paradis des acheteurs »
« Après trois années consécutives de récoltes mondiales abondantes, le marché des céréales s’est transformé en réél paradis des acheteurs », explique Patrick Garnon. Des acheteurs plus exigeants, comme nous l’avons observé à nos dépends en Egypte (lire l’encadré p. 44) et qui lancent leurs appels d’offres de façon bien plus tardive qu’avant. Autant de facteurs qui rendent les opérateurs nerveux et mettent le marché sous tension.
La situation risque de se prolonger. Les conditions climatiques demeurent favorables dans l’hémisphère Nord, à l’exception de quelques « winter kill » en Pologne. En effet, aucun gel n’est prévu avant la fin de l’hiver, ce qui retarderait de possibles anomalies climatiques au mois d’avril. A l’échelle mondiale, El Niño ne semble pas avoir provoqué de problèmes majeurs, à l’exception d’une sécheresse intense en Inde (lire l’encadré p. 47). « On ne perçoit pas d’accident de production à court terme », résume François Luguenot, analyste chez In Vivo. Les experts s’attendent, dans les prochains mois, à un marché lourd en termes d’offres.
3. Avis divergents
Les avis divergent sur les perspectives d’amélioration des cours des céréales. « On devrait rester sur un système baissier, estime Nicolas Ferenzci, responsable « Economie et affaires internationales » à l’AGPB (Association générale des producteurs de blé). Pour les quelques années à venir, la consommation resterait sur une tendance plutôt linéaire, en tout cas plus régulière que l’offre. » La consommation est finalement peu stimulée par les prix faibles à cause du ralentissement de la croissance mondiale. Selon le spécialiste, les seuls facteurs un peu haussiers viendraient de dégâts liés au gel en mer Noire.
Thierry Pouch, économiste à l’APCA, se pose la question : « Le supercycle haussier annoncé en 2007-2008, lié à l’émergence de la Chine, n’est-il pas en train de se retourner ? » Ce supercycle baissier, amorcé il y a deux-trois ans, risque de s’inscrire sur la durée. Désormais, la Chine a moins besoin de matières premières. Certains observateurs misent maintenant sur l’Inde. Toutefois, Thierry Pouch n’en est pas si sûr. « Le pays n’a pas le même appétit économique que la Chine », juge-t-il.
En revanche, le cabinet de conseil Tallage prévoit une possible hausse des cours du blé. Des perspectives d’assainissement du marché s’entrevoient, sous certaines conditions ! Ainsi, la diminution significative de surfaces emblavées semble se préciser en Inde et au Maghreb du fait de sécheresses importantes. Cependant, elles ne seraient pas suffisantes. Seul un accident climatique majeur rééquilibrerait le marché. Dans cette perspective, les facteurs extra-agricoles auront un impact encore plus important que lors de la campagne excédentaire en cours.
Reste que les seuls éléments fondamentaux sur l’offre et la demande n’expliquent pas le contexte baissier des prix mondiaux actuel. Le ralentissement de la croissance, les dévaluations répétées dans de nombreux pays, un fret historiquement bas, un marché du pétrole pas encore complètement assaini, ou encore un contexte géopolitique et politique instable font aussi que les matières premières agricoles européennes, et notamment les céréales, sont à la peine. « Ces dix-huit derniers mois, c’est une économie mondiale morose qui s’est ajoutée à la pression baissière observée sur le marché des céréales », ajoute Gabriel Omnès, analyste chez Tallage.
4. La « guerre des monnaies »
La parité des monnaies correspond au taux de change pour passer d’une monnaie à une autre. Sur les marchés mondiaux, la plupart des échanges de matières premières se déroulent en dollars. Chaque pays aligne ses produits à l’exportation au taux de change entre sa monnaie et celle du dollar. On pourrait penser qu’un mécanisme aussi externe à la production agricole n’aura que peu d’incidence sur le marché mondial des grains mais la réalité est bien différente ! La moindre dévaluation d’une monnaie par rapport au dollar a des conséquences directes sur la compétitivité des produits du pays à l’export.
Or, l’année 2015 a été le théâtre de dévaluations monétaires. Cela a été le cas en Ukraine, au Brésil, en Russie et en Argentine (voir l’infographie p. 45). Dans ce pays d’Amérique du Sud, le nouveau président a officialisé la dévaluation du peso en décembre dernier.
En Russie, l’effondrement du rouble (corrélé au prix du pétrole) est une bouffée d’oxygène pour les exportations russes. La monnaie est tombée, fin janvier 2016, à un niveau jamais vu depuis la banqueroute financière de 1998. Le blé russe est devenu l’un des plus compétitifs. Les effets sont instantanés lors des achats de grains. Cela fut le cas à l’occasion du dernier appel d’offres égyptien. Sur 240 000 t de blé acheté, 180 000 t étaient d’origine russe, contre 60 000 t d’origine française. Bien que le blé français soit actuellement très compétitif avec des prix bas, la destination russe a été préférée, notamment en raison de la parité rouble/dollar très avantageuse.
5. Décisions politiques
La Russie s’interroge toutefois sur d’éventuelles nouvelles restrictions aux exportations de blé russe jusqu’à la récolte d’été. Elles auraient notamment pour objectif de réduire les prix sur le marché intérieur. L’inflation a atteint 15 % sur les produits alimentaires. Le pays reste toutefois partagé car la poursuite des exportations permettrait de faire rentrer des devises dans un contexte où le budget de l’Etat est malmené par la chute des cours du pétrole. S’il y a des restrictions sur les ventes russes, cela retire des quantités de blé à vendre à l’export, ce qui ferait remonter les cours.
« De tout temps, le blé a été politique », souligne Sébastien Abis, du CIHEAM (Centre international de hautes études agronomiques méditerranéennes). Des décisions politiques ont des conséquences immédiates sur le marché. Dernier exemple en date : l’élection du président argentin Mauricio Macri qui, au mois de décembre 2015, a supprimé les taxes sur les exportations de céréales. L’Argentine a ainsi inondé le marché international, accentuant la concurrence mondiale et la chute des cours du blé.
6. Prix du baril en chute libre
Même si la chute du prix du pétrole influence beaucoup moins les marchés agricoles davantage plombés par l’offre pléthorique au niveau mondial, elle a des conséquences palpables, en appauvrissant certains importateurs majeurs comme l’Algérie et l’Egypte (qui dépend des pétromonarchies). « Mais cette perte de pouvoir d’achat joue moins que le niveau de l’offre car ces pays doivent continuer à importer pour nourrir la population », observe Nicolas Ferenzci. Leur comportement d’achat est toutefois plus frileux.
Toujours est-il que les marchés pétroliers, plombés par une offre largement excédentaire, ne devraient pas se rééquilibrer avant 2017, selon le dernier rapport de l’Agence internationale de l’énergie. Mais attention, le cours du baril ne va pas rebondir aussitôt pour autant, car les énormes stocks accumulés vont amortir la reprise, à moins d’un événement géopolitique majeur.
7. Un jeu de vases communicants
Rien n’est donc acquis sur le marché mondial. « Tout le monde est face à tout le monde, la moindre faiblesse de l’un fait de la place à un autre », insiste FranceAgriMer.
La perte de parts de marchés peut s’avérer grave, surtout lors d’années excédentaires. Tous les acteurs du marché présentent de lourds stocks à écouler avant le début de la campagne suivante. Ce fut le cas lors de la campagne française précédente qui fut mauvaise en termes de qualité du blé tendre. L’Algérie, qui à une époque importait 90 % de ses besoins en blé tendre en France, s’est pour la première fois approvisionnée en Ukraine. Une destination jusqu’alors rejetée par le pays pour des raisons sanitaires et qui est considérée désormais comme vendeur potentiel par l’Algérie. Des parts de marché françaises perdues à long terme du fait d’une défaillance de qualité lors d’une seule campagne. Et cette perte a aussi bien des conséquences commerciales que diplomatiques.
« L’Algérie achète plus de blé tendre français que la meunerie française elle-même », rappelle Sébastien Abis. Si la France veut conserver son rang auprès de ses partenaires actuels, elle doit prendre conscience de l’atout de sa filière blé et mettre l’agriculture et l’alimentation au cœur de ses relations diplomatiques et commerciales. Rappelons que sur 5 t de blé tendre produites en France, près de 3 tonnes sont exportées vers les pays tiers. « C’est un débouché qu’il est important de ne pas négliger et qu’il ne faut pas craindre. A nous de communiquer davantage sur les réussites du secteur sur le plan international. »
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