Dossier 1. Les prémices d’une révolution
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Coincés entre les exigences nouvelles des consommateurs et l’arrivée de compétiteurs sur internet, les distributeurs revoient leur business model.
Voilà six ans qu’Armelle Mestre a lancé son élevage de poules pondeuses en plein air. « C’était le premier atelier en vente directe de ce type en Corrèze », se souvient-elle. Elle a dû affronter « beaucoup de réticences », y compris dans la profession. Mais pas auprès des distributeurs voisins : « Je suis allée présenter mes produits aux directeurs de magasins. Ils ont été tout de suite intéressés ! »
Aurait-elle pu s’installer sans leur soutien ? Peut-être, mais « ils ont un tel débit que j’ai pu développer mon activité en toute sérénité ! » De 1 200 poules au démarrage, elle est passée à 5 000 et fournit aujourd’hui quatre Intermarché et trois Leclerc. « Un relationnel s’est créé, insiste l’éleveuse. Nous avançons en confiance. »
S’adapter ou mourir
Comme Armelle, ils sont de plus en plus de producteurs à rejoindre les rangs des fournisseurs bichonnés par la grande distribution. Michel-Edouard Leclerc s’est engagé à conclure, d’ici fin 2018, « 15 000 accords avec des producteurs locaux et des marques locales ». Chez Lidl, on projette d’avoir « un produit équitable de chaque élevage dans 100 % des magasins ». Carrefour veut, de son côté, monter à 20 % d’approvisionnements via ses « filières qualité ». Même stratégie chez Auchan, qui va passer de 59 « filières engagées » à 100 d’ici la fin de l’année, sur des produits bruts et transformés (avec prise en compte de la qualité, des conditions de travail, du bien-être animal, de la répartition de la valeur…).
Jusqu’à présent, les expériences heureuses semblaient des gouttes d’eau dans l’océan très salé des flux alimentaires des magasins. Elles marquent aujourd’hui une vraie tendance. C’est que les distributeurs ne peuvent plus se contenter de belles images. Il leur faut répondre aux exigences grandissantes des clients sur la qualité des produits, la transparence des relations commerciales, la responsabilité environnementale… Ils doivent passer à « un marketing de vérité », selon l’expression du patron d’Intermarché, Thierry Cotillard (lire page 66). Face à l’arrivée de mastodontes du e-commerce, comme Amazon ou Alibaba, la grande distribution doit se réinventer. Il lui faut s’adapter, ou mourir.
D’acheteurs à « sourceurs »
« Nous assistons à un tournant en matière de consommation », estime Stéphane Fautrat, exploitant dans le Loiret. Une chance à saisir : « Les agriculteurs ont l’occasion de mieux valoriser leurs produits. À eux maintenant d’être suffisamment imaginatifs et ambitieux ! » Collaborateur d’une députée de la République en marche, Stéphane Fautrat a travaillé lors des États généraux de l’alimentation sur les signes de qualité. Il en ressort avec cette certitude : « Il faut que les agriculteurs, les coopératives et les transformateurs aillent vers une véritable identification du produit qui leur permette d’être plus forts. Ce qu’on a raté depuis vingt ans… » Pour les distributeurs, la mise en avant des producteurs et l’ancrage territorial sont une manière de se différencier. « On se recentre sur des PME, des producteurs plus petits… Et un peu moins sur les grands groupes », confirme François de Bellaigue, directeur produits des métiers de bouche chez Auchan Retail France.
D’accord pour faire la part belle aux produits à forte identité terroir, mais la multiplication des partenariats implique de dénicher un nombre très important de paysans. Ce qu’ont du mal à gérer les gros magasins. « Nos métiers évoluent, nous passons d’acheteur à sourceur », concède François de Bellaigue. De ce point de vue, les distributeurs ne sont pas logés à la même enseigne. Les indépendants (Leclerc, Intermarché, Système U) ont plus de latitude à l’échelle des magasins mais peinent à massifier les initiatives locales. Au contraire des intégrés (Carrefour, Casino, Auchan…), qui assurent d’importants volumes mais sont bien moins réactifs.
Dans ce contexte, Lidl tire son épingle du jeu. Avec un fonctionnement « hypercentralisé » (une centrale d’achat, 25 entrepôts, 1 500 magasins), peu de références et une stratégie de marques propres, « il n’y a pas un distributeur en Europe qui peut se targuer d’avoir nos optimisations logistiques », vante Michel Biero, son patron en France. Ce fonctionnement fait ses preuves, en particulier dans la filière porcine : « 100 % du porc frais est contractualisé en tripartite (Ch’ti Porc) dans nos 200 magasins du Nord. Nous développons le Label rouge Opale dans 800 magasins de l’Ouest et nous venons de signer avec le groupement Cirhyo pour fournir 300 magasins du Sud-Est. »
Le salut par les marques distributeurs
Une logique à suivre, pour Michel-Edouard Leclerc : « Nous allons essayer de nous passer de l’intermédiation des grands groupes pour recréer des partenariats locaux et relocaliser la négociation commerciale », a-t-il récemment expliqué sur un plateau télé. Le salut des producteurs passerait-il désormais par les marques de distributeurs (MDD), elles qui, hormis quelques filières privilégiées, ne connaissaient jusqu’à présent que le prix comme seule clé d’entrée ? Pour une part de plus en plus importante, « elles sont une voie de réassurance des clients et une façon de faire progresser le taux de produits agricoles sous contrat de manière opérationnelle et non dogmatique, analyse Olivier Dauvers, spécialiste du secteur. C’est peut-être une filière de vassalisation pour les agriculteurs mais, si c’est la façon d’accéder à un marché, pourquoi en avoir honte ? »
Il ne s’agit pas pour autant de chasser les grandes marques des rayons. « Elles resteront chez mes concurrents car c’est leur gagne-pain. On ne fait pas de promo sur la MDD », souligne Michel Biero. « En libre-service, il y aura toujours des marques nationales, admet François de Bellaigue, d’Auchan Retail France. Mais sur le périmètre des métiers de bouche (boucherie, fruits et légumes…), qui représente 20 % du business d’un hyper en valeur, je ne mets aucune limite à nos filières propres. »
Le prix, toujours le prix
Il reste à travailler les économies d’échelle pour contenir les surcoûts occasionnés. « L’important est de ne pas être déphasé par rapport aux prix du marché », insiste Yves Audo, d’Agromousquetaires. Sentiment partagé par l’ensemble des distributeurs. S’ils veulent répondre à toutes les demandes, ils cherchent surtout à garantir les prix les plus bas possible. « La filière doit aider, confie un cadre opérationnel d’Auchan. Pas forcément comme axe de localité, mais de responsabilisation des achats et de garantie de partage de la valeur. » « Tout cela sera très difficile, prévient Philippe Faucon, producteur de lait dans la Manche et membre du bureau du think tank Saf Agr’idées. Une nouvelle ère s’ouvre mais on a encore un pied dans l’ancien monde. Il va falloir un gendarme assez fort pour ne pas perdre des producteurs en route. » Toute révolution implique sa phase de reconstruction. Le projet de loi issu des États généraux de l’alimentation, tel que souhaité par le gouvernement, est-il assez ambitieux pour bâtir ce monde nouveau ?
Le concept de l’hypermarché avec « tout sous le même toit » a vécu. Le modèle s’effrite, les plus gros magasins perdent de la voilure. Et, dans le même temps, la proximité explose. Tout comme l’e-commerce. Pourtant, l’hyper a encore de beaux jours devant lui, assurent les observateurs. À condition de reconstruire l’offre commerciale et de réinventer « l’expérience clients ». Fini les courses-corvées. Il faut retrouver « du plaisir et de la modernité », explique Frank Rosenthal, expert en marketing du commerce. Il s’agit « d’humaniser l’espace de vente en se rapprochant de l’ambiance des marchés », mais aussi de revaloriser l’offre alimentaire. « Aujourd’hui, vous n’avez pas de problème pour trouver le prix le plus bas en rayon. Mais si vous recherchez la meilleure qualité, vous êtes mal parti », moque le spécialiste. Les hypers doivent « développer l’expertise humaine pour aiguiller le consommateur », miser sur les métiers de bouche, favoriser les produits locaux, les filières de qualité et bio, oser des animations, aller vers la restauration… Une orientation partagée par tous les distributeurs aujourd’hui, mais qui n’est pas sans poser un problème de cohérence dans une approche de masse. « On peut difficilement tenir un discours sur les produits de saison et proposer des tomates toute l’année, illustre Franck Rosenthal. Il va falloir mettre les actes en accord avec les paroles, sous peine de se décrédibiliser. »
Rien n’est malheureusement gagné sur ce point mais, qu’on se le dise : une nouvelle ère s’ouvre pour les hypers.

Quand on l’interroge sur sa réputation de « tyran des prix », Michel-Edouard Leclerc prend son regard le plus doux et assure à qui veut l’entendre : « Je ne mérite pas un tel focus sur moi ! » Mais voilà, les paysans ont pris l’habitude de taper sur la première enseigne de France. Il faut dire que sa guerre pour les prix bas passe mal dans les filières en souffrance. « Tout le monde est accro aux promos », se défend « Mel », un brin provoquant. C’est là son point fort : rappeler des vérités difficiles à entendre, moucher ses adversaires en les mettant face à leurs contradictions, flirter avec la mauvaise foi pour mettre le doigt là où ça fait mal. En particulier pour justifier la dureté des négociations commerciales : « Je veux bien payer plus cher les produits agricoles français, mais je ne vais pas filer à Monsieur Nestlé, Monsieur Unilever et Monsieur Procter des hausses parce qu’ils vont se cacher derrière les agriculteurs ! Mon job, c’est de faire le tri. » Quand le gouvernement projette une hausse du Seuil de revente à perte (SRP), il se lâche : « Comment le produit de marges obligées sur du Coca-Cola ou de l’eau minérale va ruisseler jusque chez mes copains producteurs de lait et de porcs dans le Finistère ? » Il l’admet lui-même, « il ne faut pas bâtir un système sur la confiance. Les entreprises ne sont pas vertueuses par nature. »
Pas question pour autant de laisser passer la révolution culturelle à l’œuvre dans son secteur. Il va jusqu’à promettre à demi-mot de devenir « l’enseigne la mieux-disante sur le plan de la nutrition et du développement durable », à la barbe de Carrefour. Mais sans rien lâcher sur les étiquettes. « J’entends bien ne pas répercuter aux consommateurs les hausses accordées aux producteurs ! » Face à ses détracteurs comme aux médias, il a compris qu’il fallait prendre le taureau par les cornes pour rester maître de l’arène. Alors il écume les plateaux télé et use à loisir de son blog. Et des réseaux sociaux. Pour fêter ses 50 000 abonnés sur Facebook, il publie la photo d’un mot de remerciement écrit à la main, signé « Miche-Edouard, l’épicier breton ». Sous la feuille posée négligemment sur un coin de bureau, on devine le logo de l’enseigne, son smartphone et… un numéro de La France agricole. La communication est un métier.

Muselés par leurs actionnaires ou discrets par tradition, rares sont les patrons d’enseignes à courir les plateaux télé. Le Breton Leclerc a longtemps été le seul sur la piste. Jusqu’à l’arrivée du Vendéen Papin. Malin, le second a pris le contrepied du premier en communiquant non pas sur la défense du pouvoir d’achat mais sur le commerce vertueux. « Michel-Edouard représente un grand groupe, il est le fils de son père et continue l’engagement qui était le sien sur les prix. Il y a un côté guerrier et conquérant chez lui. Moi je n’incarne pas ça », insiste Serge Papin, lorsqu’on l’interroge sur la comparaison. Il précise : « Je ne veux pas la mort des pharmaciens ou la destruction de l’appareil des grandes marques. Je cherche à réconcilier quand lui veut opposer. » S’il s’est lancé sur la scène médiatique, c’est justement pour faire entendre « une autre musique », explique-t-il. De même pour sa participation aux États généraux de l’alimentation. Placer un distributeur à la tête d’un atelier consacré aux prix rémunérateurs pour les producteurs, il fallait oser… « Je ne l’ai pas fait qu’avec ma casquette de PDG, mais aussi au nom de l’intérêt général et des responsabilités qui sont les nôtres désormais. »
Serge Papin, philanthrope ? Défenseur des paysans dans le monde des requins de la distribution ? Surtout agitateur d’idées. « Les entreprises sont en train d’évoluer dans leurs missions, elles doivent avoir une dimension sociétale », soutient-il. Pas toujours facile à faire passer sur le terrain… Tant pis. « Un chef d’entreprise doit savoir conjuguer les paradoxes, concède-t-il, mais rien ne l’empêche d’essayer de faire bouger les choses. Il faut se sentir libre ! » Sa liberté de parole, il l’a acquise au long de ses quatorze année de présidence. Et elle croît à mesure qu’approche le terme de son mandat. Le 16 mai prochain, celui débarqué à 20 ans dans la « coopérative de commerçants » raccrochera son tablier. Bonne chance à la relève…

Le gérant aux achats de Lidl France est fier de faire visiter la grande cuisine de son siège, à Rungis (1). « Ici, on goûte, on teste, on compare, on contrôle… Vous ne trouverez ça chez aucun de mes concurrents ! » Et pour cause : les marques de distributeurs, élaborées avec des industriels partenaires, représentent 90 % de l’offre de l’enseigne, quand elles tournent autour de 30 % chez les « collègues ». Une autre particularité de la chaîne tient au peu de références en rayon (1 700 contre 50 000 habituellement) et aux « milliards d’euros de produits exportés » en Europe. « Avec ces volumes, nous avons des avantages d’achats que n’auront jamais les autres, souligne Michel Biero. Je n’ai pas besoin de taper sur les fournisseurs dans des boxes de négociation, moi ! » Après avoir tourné le dos au hard-discount en 2012, ce positionnement lui donne une liberté de ton bienvenue. A la Fédération du commerce et de la distribution (FCD), auquel il adhère mais « sans adhérer à grand-chose », comme auprès du monde agricole. « Je n’ai pas de soucis à recevoir les représentants de la profession et à jouer cartes sur table avec eux : FNB, FNPL, Cniel… Tous, sauf Interbev et Inaporc. J’ai du mal avec les conflits d’intérêts… » Même franc-parler avec le gouvernement. Le projet de loi issu des États généraux de l’alimentation ? « De la poudre aux yeux, tacle l’Alsacien. Tant qu’on ne mettra pas en place des prix minimum garantis, les éleveurs seront toujours une variable d’ajustement. » À ceux qui n’y verraient qu’une posture : « Je ne me suis jamais caché de faire de la com’ avec le monde agricole quand ça va dans son sens », défend-il. Quant à ses concurrents qui multiplient les promos sur les produits d’élevage, « ils décrédibilisent totalement notre profession ».
Cette année encore, Lidl participera en grande pompe au Salon de l’agriculture. « On en avait ras le bol de payer des millions d’euros de réparation de dégâts dans les magasins. On est venu pour expliquer aux agriculteurs qui on est, et dire qu’on veut avancer avec eux. » La communication pour désamorcer les tensions. « On développe une image négative à rester dans l’ombre », estime Michel Biero. Lui veut jouer la transparence. « C’est une clé pour être crédible. »
(1) Retrouvez notre entretien sur lafranceagricole.fr